IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 100 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 100 RÉSERVÉS A L'ASSOCIATION RENÉ QUINTON En frontispice : Portrait de René Quinton ( Photographie Eug. Piron Mascré, propriétaire ) La Colombe, Editions du Vieux Colombier, Paris. Tous droits de traduction, adaptation et reproduction réservés pour tous pays. Le 13 juillet 1925, en leglise Saint-Ferdinand-des-Ternes à Paris, une assistance nombreuse prenait part aux obsèques d'un homme qui venait de disparaître en pleine maturité. Ce rassemblement pouvait paraître étrange par sa composition. On voyait en effet de nombreuses femmes à la mise très simple, dont certaines portaient dans leurs bras ou tenaient à la main de jeunes enfants. Mais on notait aussi la présence de personnalités appartenant aux milieux les plus divers : Paul Painlevé, président du Conseil; deux maréchaux de France, Franchet d'Esperey et Fayolle, entourés de plusieurs généraux et d'une délégation de jeunes officiers venus de toute la France; de grands professeurs de facultés ou médecins célèbres, Yariot, Macé, Potocki, Guillemot; les écrivains et érudits Anna de Noailles, Mario Meunier, Barbusse, Maurras, Farrère, Jules de Gaultier... Cet homme n'était pourtant ni un politicien, ni un médecin, ni un écrivain et n'appartenait à l'armée qu'au titre d'officier supérieur de réserve. Mais son rayonnement avait été si considérable dans plusieurs domaines, et son activité si heureuse pour les humains, que l'élite française tout entière se sentait frappée par le deuil, tandis que la foule pleurait un bienfaiteur. Le cas de René Quinton est sans doute unique dans les annales de la recherche et des découvertes. A trente ans, venant des milieux littéraires, il surgit dans le ciel scientifique comme un météore, bouleverse en peu de temps et de fond en comble plusieurs disciplines parmi les plus importantes. Bientôt il est célèbre dans le monde entier, et l'homme de la rue même connaît son nom. Il n'est guère de journal de masse qui n'ait parlé de lui et de ses travaux, tandis que les revues scientifiques les exposent longuement. Les grands contemporains lui rendent hommage. C'est Barrés qui déclare : « Nul, autant que Quinton, ne m'a donné le sentiment du génie. » C'est le dramaturge Paul Hervieu qui avoue : « En parlant avec lui, je sens à tout moment le sol se dérober sous mes pieds. » Et Paul Painlevé dira qu'il lui a fait comprendre la parole de Gœthe d'après laquelle le don suprême qu'un homme puisse recevoir de la nature, c'est la personnalité. De telles affirmations, j'en ai pu relever des dizaines dans la correspondance avec des hommes illustres, ou dans des dédicaces d'ouvrages où le mot d'admiration revient comme un leitmotiv. Deux ans après la mort de Quinton, le maréchal Franchet d'Esperey lance un appel pour ériger un monument à sa mémoire. Un comité d'honneur se constitue, où l'on trouve Gaston Doumergue, président de la République, Raymond Poincaré, président du Conseil, Paul Doumer, président du Sénat, Paul Painlevé; les maréchaux Lyautey et Franchet d'Esperey; des savants comme Charles Richet et de Broglie, des écrivains comme Anna de Noailles, Bourget, Maurras, des précurseurs comme Louis Blériot et Dewoitine... la liste comporte trois pleines pages de noms célèbres à l'époque et dont beaucoup le sont restés. En 1931, quand le monument fut inauguré à Chaumes-en-Brie, le village briard où Quinton était né, la cérémonie attira une foule de personnalités du monde scientifique, littéraire, militaire, politique. Après une allocution émouvante de Franchet d'Esperey, Paul Painlevé déclara que René Quinton léguait aux générations à venir une œuvre, un exemple, une leçon. Puis bientôt, c'est l'oubli, à peu de chose près; on dirait qu'un véritable complot du silence s'est fait autour de Quinton et de son œuvre. On se perd en conjectures, quand on a redécouvert cet homme qui avait du génie et que l'on pressent la portée de ses travaux, pour expliquer ce qui reste inexplicable. Car si un tel phénomène s'est parfois produit dans le domaine littéraire d'un poète ou d'un écrivain génial traversant une période de « purgatoire », on ne peut le constater dans l'histoire de la connaissance scientifique, du moins à ce niveau d'importance. C'est comme si, pendant deux générations, on avait tout oublié de Pasteur. Ce n'est pas à la légère que je fais la comparaison, on le verra, nombre de contemporains l'avaient déjà établie. Quinton avait prévu cette période d'oubli pendant un demisiècle à partir de sa mort... et là, il s'est probablement trompé de vingt ans. En 1955, dans une brochure quasi confidentielle, un médecin de Lyon écrivait que Quinton semblait avoir sombré dans l'oubli avec son oeuvre, mais que le destin attendait son heure pour la faire réapparaître. Au même moment, dans le lointain Finistère, face à l'Océan dont Quinton avait révélé les secrets, une vieille brochure tombait entre des mains propices et le fil était renoué. Depuis, en quelques années, une petite élite a retrouvé la trace du grand savant et déjà mesuré certaines répercussions de son œuvre exceptionnelle. Cette redécouverte est jalonnée d'événements importants dont je parlerai. Mais il fallait la marquer aussi d'un premier ouvrage dont la principale ambition n'est pas simplement de rendre justice à René Quinton, de contribuer à lui donner, dans l'histoire des sciences, la place qu'il mérite. Si le but avait été ainsi limité, nous n'aurions pas abordé une telle besogne, malgré son caractère fort légitime. Mais Quinton, selon l'expression d'un de ses plus récents commentateurs étrangers s'adressant an président de la République française, est d'une brûlante actualité. Ses travaux constituent une Somme que notre génération n'épuisera pas, ils projettent un éclairage unique sur les problèmes de la vie, ils ont miraculeusement conservé toute leur valeur novatrice. L'homme avait un demi-siècle d'avance sur son époque; c'est pour nous qu'il devient actuel, c'est nous que son message concerne, c'est à nous que sont offertes ces inépuisables richesses. Chapitre I A l'origine des travaux de Quinton, qui vont lui permettre d'établir la théorie marine, on trouve toujours une série d'hypothèses. Ce qui lui a été parfois reproché, comme si son cas était unique. Il est vrai que l'imagination, qui forge l'hypothèse, prend dans sa démarche intellectuelle une importance sans égale, qui étonne et scandalise un peu le rationalisme étroit. Il a existé et il existera sans doute encore longtemps des esprits pour lesquels la vraie science doit être scindée des facultés imaginatives et se contenter d'accumuler des faits. L'amusant est qu'ils se réfèrent alors souvent à Claude Bernard dans sa conception de la science expérimentale, oubliant sans doute, ou bien ignorant, que le célèbre physiologiste a pris des précautions contre eux. Car non seulement Claude Bernard revendique l'hypothèse comme base de l'expérimental, mais encore il la fonde sur le sentiment! « La méthode expérimentale s'appuie successivement sur le sentiment, la raison et Xexpérience, déclare-t-il. Le sentiment engendre l'idée ou l'hypothèse. Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ nécessaire de tout raisonnement expérimental. Sans cela, on ne saurait faire aucune investigation ni s'instruire, on ne pourrait qu'entasser des observations stériles. » Puis Claude Bernard pousse ainsi son analyse : « ... A la suite d'une observation, une idée relative à la cause de ce phénomène vient à l'esprit; puis on introduit cette idée anticipée dans un raisonnement en vertu duquel on fait des expériences pour la contrôler. L'idée doit donc avoir un point d'appui dans la réalité observée, c'est-à-dire dans la nature... Son apparition ( de l'idée ) a été toute spontanée, et sa nature individuelle... c'est un sentiment particulier qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun... Tout à coup vient un trait de lumière... l'idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l'éclair comme une sorte de révélation subite... elle est une relation nouvelle et inattendue que l'esprit aperçoit entre les choses. » Et c'est Henri Poincaré qui mit à son tour en valeur le rôle nécessaire et le plus souvent légitime de l'hypothèse, dont le mathématicien lui-même ne peut se passer et qui devient, ajoutet-il, quand elle est vérifiable et confirmée par l'expérience, une vérité féconde. Avec Pasteur déclarant « qu'au début des recherches expérimentales l'imagination doit donner des ailes à la pensée », Claude Bernard et Henri Poincaré démontrent donc que le savant, s'il doit appliquer ensuite une scrupuleuse capacité expérimentale qui fait de lui un instrument rigoureusement objectif, est avant tout un créateur. Comme le musicien, l'artiste, le poète, le romancier, il exerce d'abord sa faculté d'imagination, dont la matrice est la sensibilité. Mais si la démarche de la raison obéit à des mécanismes identiques chez tous les hommes, la sensibilité, par contre, reste strictement individuelle. Chez le savant aussi, le génie s'enracine dans la personnalité, pour reprendre l'expression de Goethe. Et le rôle de l'hypothèse sera plus ou moins important, son originalité sera plus ou moins saisissante et novatrice, suivant la nature de cette personnalité. C'est ensuite seulement que le chercheur retrouvera l'impératif expérimental, fondement de la science, pour confronter son génie aux réalités les plus immédiates, au monde des phénomènes qui nous cerne de toutes parts. Toutefois, l'idée neuve « qui apparaît avec la rapidité de l'éclair comme une sorte de révélation subite », n'est pas seulement le don de l'originalité, elle exige une culture. En 1666, quand Newton conçoit la doctrine de l'attraction universelle, il est depuis longtemps familiarisé avec la géométrie de Descartes et l'Arithmétique des infinis de Wallis, et ses travaux personnels l'ont déjà distingué. La chute d'une pomme n'aurait pu mettre en mouvement toutes ses facultés si, au préalable, son esprit n'avait déjà exploré activement certains domaines de la connaissance. Le petit fait observé n'apporte donc pas une révélation qui aurait pu frapper n'importe quel autre homme génial, il est le catalyseur qui va rassembler d'un seul coup, dans une construction cohérente, tous les éléments jusqu'ici dispersés dans l'esprit en un chaos sans signification. En 1895, durant un séjour d'automne dans la propriété familiale de Bourgogne, René Quinton voit apporter une vipère engourdie par le froid, mais qui recouvre rapidement sa redoutable activité dans la chaude atmosphère du salon. Cet engourdissement hivernal, ce réveil des fonctions grâce à la chaleur, font naître brusquement chez le jeune observateur une idée qui va s'emparer du champ de sa conscience et déclencher une série d'hypothèses stupéfiantes : La nature n'a pas dû créer des êtres pour dormir! Quinton est alors âgé de vingt-neuf ans. Il est né à une époque où un esprit bien doué pouvait encore acquérir une culture étendue, complète même, ce que la dispersion des connaissances, la prédominance de l'analytique, l'accélération des rythmes interdira de plus en plus aux générations suivantes. Il sait tout ce que l'honnête homme de son temps doit savoir, mais à un niveau de pénétration exceptionnel, grâce à la curiosité sans cesse en éveil de son intelligence et à des facultés qui font déjà pressentir le génie. Plus que quiconque, il veut et il peut assumer l'ambition que rien de ce qui est humain ne lui soit étranger. Son père, qui exerçait la médecine à Chaumes-en-Brie, l'avait poussé à l'étude des sciences avant même qu'il commençât ses humanités. A quinze ans, il était bachelier ès sciences, puis faisait rapidement sa rhétorique et sa philosophie. Le docteur Quinton suggéra ensuite qu'il préparât les examens de l'École polytechnique. Mais chez cet adolescent — qui disait en désignant une place de Chaumes : « Ici, il y aura un jour ma statue », — il y avait un tel bouillonnement de vie qu'il refusa de se limiter ainsi en suivant un chemin tout tracé d'avance. René Quinton arrive à l'âge d'homme au moment du plein triomphe de l'école réaliste, alors que la littérature apparaît aux écrivains comme une branche de l'histoire naturelle. Grâce à Claude Bernard, la science expérimentale triomphe, et les romanciers écrivent des ouvrages qualifiés par eux d'expérimentaux. Les poètes eux-mêmes rêvent de renouveler l'art des vers grâce à la science. Et le maître, le dieu de toute la génération littéraire, c'est Gustave Flaubert! Quinton sait par cœur des pages entières de Madame Bovary, de Bouvard et Pécuchet, de la Tentation. Le dépouillement du style, la sobriété de la phrase, séduisent son esprit lucide et incisif, mais ce qu'il admire le plus chez l'ermite de Croisset, ce sont les efforts pour atteindre à l'impersonnalité, à l'objectivité de l'écrivain qui s'efface devant le sujet, c'est le souci de documentation scrupuleuse, c'est qu'il ait cru devoir lire et annoter trentesix ouvrages de vénerie pour écrire les trois pages de chasse dans la Légende de saint Julien^ l'Hospitalier. Pendant de longues années, Quinton se consacre à la création littéraire, ébauchant des pièces et des romans dont il se détourne le plus souvent, poursuivant parfois jusqu'au bout une besogne qu'il se complique à l'extrême, parce qu'il s'est fixé Flaubert comme modèle, aussi parce qu'il a un besoin d'absolu et de perfection. Jamais il ne livrera ces écrits à l'édition ou à la scène, il les sait trop inférieurs à ce qu'il attend de lui-même. Et un jour, il découvre sa véritable vocation. En octobre 1896, un an après l'observation de la vipère ressuscitée par la chaleur, Quinton dépose à l'institut, sous pli cacheté, un résumé de sa conception générale intitulé : « Les deux pôles foyers d'origine. Origine australe de l'homme. » Quelques jours plus tôt, dans une lettre au philosophe Jules de Gaultier, qui deviendra l'un de ses fervents admirateurs, il indique les grandes lignes de ce travail et ajoute : « Mais quelle besogne pour appuyer! Je vis en ce moment dans les vipères. » D'une observation après tout banale, Quinton a bâti, grâce à son imagination et à sa culture, une gigantesque épopée depuis l'apparition de la vie jusqu'à l'homme; il s'agit maintenant de la confronter au réel, et c'est là que commence une tâche qui va se révéler écrasante, mais à laquelle il ne rechignera pas. Mais reprenons le fil de sa réflexion, à partir de la première vipère qui aura un jour sa place dans l'histoire anecdotique des grandes découvertes à côté de la pomme de Newton et de la marmite de Denis Papin. Je ne m'étendrai pas sur cette conception générale, il faudrait un volume, voulant seulement montrer que la théorie marine fait partie d'un vaste ensemble. La vipère est un organisme à sang froid, avait pensé Quinton, ayant pour température celle du milieu extérieur. Elle est obligée, comme tous les reptiles, d'hiberner pendant la saison froide parce que la température n'est plus suffisante pour permettre à la cellule un haut fonctionnement. Il se demande alors si les reptiles ne correspondaient pas à une époque du monde où la température était chaude et constante. La géologie et la paléontologie lui apportent une réponse : les reptiles sont apparus à l'époque primaire, la température du globe étant alors élevée, et constante puisque les saisons n'existaient pas. C'est alors que Quinton, en visionnaire, voit d'un coup s'étager toute l'histoire de la vie. Il sait que la terre, d'abord globe en fusion, s'est refroidie peu a peu à partir des pôles, et que la vie n'a pu apparaître qu'à partir d'une température abaissée aux environs de 44 ° . En conséquence logique, il en déduit que cette apparition de la vie a commencé tout d'abord aux pôles, au cours d'un processus de dégradation où s'étaient antérieurement rencontrées les températures formidables des métaux en fusion. C'est l'époque des reptiles, des grands sauriens qui, équilibrés à cette température extérieure de 44 ° , possèdent alors une activité vitale luxuriante, qu'ils ont conservée aujourd'hui dans les régions tropicales. Mais le globe continue inexorablement à se refroidir. Cet Eden des pôles va devenir une terre de glaces, tandis que la température qui permet l'apparition de la vie glisse lentement vers l'équateur, entraînant des organismes qui émigrent, tandis que d'autres, prisonniers des circonstances, resteront dans la zone originelle. Qu'on imagine une espèce de bande étroite, et circulaire à notre globe, de température à 44 ° , qui descend lentement, mais d'une façon inexorable, au cours des millénaires, des pôles à l'équateur. A cette avancée, les températures tombent au seuil favorable à la vie, « la vie s'épanouit sur le globe à la descente des méridiens », dit Quinton. Mais derrière elle, quand a passé cette mince zone thermique idéale, la température continue lentement à s'abaisser. La vitalité des êtres vivants commence à diminuer, car leur température intérieure a suivi la même évolution, et la cellule s'accommode mal de cette chute. Chez les reptiles des régions tempérées, la perte de vitalité sera si importante qu'ils tomberont finalement dans la léthargie l'hiver, pour ne retrouver une activité — et fort ralentie d'ailleurs par rapport à celle des origines ou des mêmes espèces sous les tropiques —, qu'à l'approche de l'été. Les êtres vivants sont donc littéralement esclaves de la température ambiante et de ses changements au fil des saisons ? Non, puisque certaines espèces, en face du refroidissement progressif, ont maintenu des températures élevées, et manifestent ainsi une vie intense. Et Quinton va démontrer qu'il ne s'agit pas là d'un hasard ou d'un phénomène de la sélection naturelle, mais d'un véritable refus de la vie d'accepter ce refroidissement que le milieu lui impose. La vie veut maintenir ses cellules dans la température qui permette leur activité maxima, c'est-à-dire la température originelle. A cet effet, elle acquiert le pouvoir de créer de la chaleur, d'élever et de maintenir la température de ses tissus au-dessus du milieu ambiant. Pour cela, elle crée de nouveaux organismes à partir des,anciens, abandonnant ceux-ci à leur déchéance vitale, à leur activité cellulaire de plus en plus ralentie, comme des épaves que le flot du devenir laisserait sur la rive pour marquer ses étapes. C'est lorsque certains Reptiles font effort pour élever leur température qu'ils cessent d'être Reptiles et deviennent Oiseaux. Mais ils ne peuvent créer de la chaleur qu'en faisant évoluer tous leurs appareils organiques, d'où la modification du type. Ici, je vais demander un effort d'attention. Je sais par expérience personnelle que cet aspect des travaux de Quinton ne séduit pas, « n'accroche pas » au premier abord comme ses expérimentations passionnantes sur le milieu marin. Il m'a fallu des années et le hasard d'une circonstance heureuse pour apercevoir enfin la portée considérable de ces travaux, les premiers du jeune savant, puisqu'il fut amené à l'étude de l'eau de mer par ce biais des températures animales. René Quinton va maintenant donner des contours plus précis à sa pensée. On sait que tous les organismes à sang chaud, les Mammifères et les Oiseaux, n'apparaissent sur la planète qu'après les Reptiles et dans des périodes de plus en plus froides. Il pose donc en hypothèse que ces nouveaux organismes à pouvoir calorifique ont été créés, en face du refroidissement progressif du globe, dans le but de maintenir leurs cellules dans un milieu dont la chaleur permît leur pleine activité, quelle que fût la température du milieu extérieur, le critère de la vitalité cellulaire étant la consommation d'oxygène. Tandis que les Reptiles acceptent le refroidissement et déchoient, la nature, obéissant à un impératif apparemment mystérieux de la vie, suscite des êtres nouveaux, qui se dégagent de la forme reptilienne, afin de maintenir en eux, par un effort croissant, la température originelle, seule propice au fonctionnement cellulaire intégral. Mais il faut maintenant que le chercheur descende de cette conception générale pour envisager les mécanismes qui doivent en apporter la justification. Certes, nous restons encore dans l'hypothèse, toutefois celle-ci devient précise et propose une série de processus qui pourront être confrontés aux faits. La température du globe tombe d'abord de 44 à 43 ° . Les invertébrés et les vertébrés anciens, Batraciens et Reptiles, passent donc à une vie cellulaire inférieure d'un degré, ce qui amorce leur déchéance vitale. Mais un nouvel organisme apparaît chez les Mammifères, capable, par une combustion interne, delever la température de ses tissus de 1 ° au-dessus du milieu ambiant, afin de maintenir ses cellules dans une température de 44 ° . Une nouvelle espèce est sortie de la précédente. Le globe se refroidit d'un nouveau degré. Les Batraciens et les Reptiles passent alors à 42 ° , l'organisme nouvellement apparu reste à 43 ° , mais un nouvel organisme se forme, issu du précédent, et capable delever sa température interne de 2 ° au-dessus du milieu ambiant pour maintenir ses cellules dans la température originelle et optima de 44 ° . Le globe passe à 41 ° . Les Batraciens et les Reptiles tombent à une vie cellulaire équivalente, les deux organismes précédemment apparus restent à 42 et à 43 ° , tandis qu'un nouvel organisme surgit alors du dernier venu, à pouvoir calorifique croissant, capable de maintenir un écart de 3 ° entre sa température interne et celle du milieu extérieur. Et ainsi de suite, dans tout le cours du refroidissement progressif du globe. La vie n'accepte pas le refroidissement consécutif de son phénomène cellulaire, dont elle pâtirait. Pour le maintenir dans sa plénitude, elle engendre indiscontinûment des organismes nouveaux, à pouvoir calorifique croissant, et dont les plus récents possèdent toujours, pour leurs tissus, la température originelle et optima. Notons ce point capital; ce sont toujours les derniers organismes apparus qui possèdent la température originelle de 44 ° , témoignant de la condition des origines, de telle sorte que parmi les espèces vivantes, la température signe la date d'apparition. A toute époque du refroidissement, l'embranchement des Vertébrés est constitué par une série de formes dont les plus récentes possèdent toujours une température de 44 ° , les autres montrant leur antériorité suivant leur température de 43, 42, 41... 39... 35... 30... 25 ° , etc... Ces affirmations d'un nouveau venu, qui se consacrait encore un an auparavant à la littérature, soulèvent ) un tollé général dans le monde scientifique, et cela à tous les échelons de la connaissance. Tout d'abord, au niveau le plus élevé, celui de la philosophie de la science, telle qu'on l'entend à l'époque et encore bien souvent à la nôtre. Que veut dire cette hypothèse d'une véritable rébellion de la vie contre l'inéluctable déchéance ? Quinton n'introduit-il pas ainsi les notions d'une volonté, d'une utilité, donc d'une finalité de la vie, alors qu'on ne voit généralement en elle qu'un phénomène sans signification, étroitement dépendant des autres phénomènes naturels et de leur évolution ? Mais on faisait un autre grief au jeune chercheur, beaucoup plus important s'il avait été fondé. Cette idée nouvelle, qui liait étroitement le refroidissement progressif du globe à l'échelonnement des températures animales, démolissait complètement le classement établi en ce qui concerne l'ordre d'apparition des espèces. L'homme n'était pas du tout le dernier venu de la chaîne, il apparaissait bien avant certains Mammifères, eux-mêmes antérieurs à la plupart des Oiseaux. En outre, sa théorie obligeait Quinton à présenter un tableau des températures animales, pour les espèces existantes, en contradiction avec ce qui était considéré comme acquis, et officiellement enseigné! En effet, on tenait pour établi à l'époque que tous les Mammifères ont une température comprise entre 37 ° et 39 ° , et les Oiseaux entre 41 ° et 44 ° . Or, la conception de Quinton, si elle était juste, impliquait rigoureusement que la température des Mammifères s'échelonnât à partir de 25 ° , et celle des Oiseaux à partir de 37 ° ... Aux yeux du profane, un tel débat n'a rien de passionnant, il éprouve un peu l'impression d'assister à une nouvelle querelle, en termes d'époque, sur le sexe des anges. Mais l'enjeu s'avérait «3e taille. Si la théorie était confirmée par l'expérimentation, la science devait opérer un reclassement qui semblait inouï aux spécialistes. Et pour Quinton la partie était dét isive, car sa théorie thermique était la pierre de touche d'uniconception d'ensemble, d'une vision grandiose dont il avait déjà tracé les grandes lignes. S'il s'était trompé dans ce travail sur li s irm|« ratures animales, c'était tout l'édifice qui s'écroulait. Chapitre II SI la conception de René Quinton est juste, on doit donc découvrir, dans les températures animales, des faits tenus pour invraisemblables. A ce moment, Quinton hésite. Cet esprit, dont le signe distinctif majeur est l'audace, ne peut pourtant accepter aisément d'avoir raison, alors qu'il entre à peine dans la carrière, contre toute la lignée des savants, ses prédécesseurs. Un drame se joue dans cette conscience, qui est probablement celui de tous les novateurs. On imagine aisément déjà l'angoisse d'un Montgolfier quand, s'étant avisé d'enfermer dans du papier de l'air chaud qui, depuis des siècles, s'élevait des foyers au nez des hommes, il fit sa première expérience. Et Quinton est plus qu'un novateur en l'occurrence, puisqu'il prend le contre-pied de tout ce qu'on a cru vrai et démontré jusqu'ici. Aussi, pendant des mois, le jeune savant tente de modifier sa théorie thermique pour l'accorder avec l'opinion reçue. Mais il est prisonnier de sa propre logique; elle refuse de se plier à des compromis et impose implacablement les mêmes conclusions. Il faut donc maintenant la confronter aux faits, expérimenter, c'est-à-dire contrôler les températures des animaux les plus divers. Quinton s'adresse alors au savant Charles Richet. Nul ne peut mieux le comprendre, pense-t-il, puisque Richet a publié, en 1889, un ouvrage intitulé La Chaleur animale. Le grand physiologiste le reçoit aimablement, l'écoute, puis l'interrompt, déclare que sa théorie n'est qu'illusion, développe les données classiques. Et comme son interlocuteur s'obstine, Richet se lève en souriant, prend un morceau de craie et écrit sur le tableau de son laboratoire : « Tous les mammifères ont une température entre 37 ° et 39 ° ! ». Le dialogue avec la science officielle est donc très mal engagé, mais Quinton ne se décourage pas et sa ténacité est aidée par la chance. Dans le conformisme le plus assuré se trouve parfois une brèche, celle que représente un homme « arrivé », occupant les plus hauts postes, qui devrait rester sagement vissé sur sa chaise curule et qui a, au contraire, gardé toute la curiosité de la jeunesse, toute l'humilité du chercheur. Pour Quinton, Marey fut cet homme. Au moment où a lieu cette rencontre, Marey est un savant célèbre, dont il est déjà évident que l'œuvre passera à la postérité. Professeur d'histoire naturelle au Collège de France, il est membre de l'Académie de Médecine et de l'Académie des Sciences. A soixante-cinq ans, riche de gloire et d'honneurs, il ;t devant lui un inconnu qui entre dans sa trentième année, et ne ]x.'ut se recommander du moindre titre scientifique. Mais c'est à Quinton lui-même que je laisse le soin de conter l'entrevue, dont il fit le récit dans une lettre du 25 janvier 1896 à son ami Guy de Passillé : « A dix heures et demie, je sonnai chez lui et je le quittai à midi et quart. Le lendemain, je recevais de lui le mot suivant : « Cher monsieur, pour être sûr de me trouver, c'est le jeudi de deux à cinq heures. Je m'intéresse beaucoup à votre affaire. » Le lendemain jeudi, j'y étais à deux heures sonnant. Je le quittai à sept heures vingt, son dîner servi depuis vingt minutes. Il m'avait dit déjà le mardi : « Voici vingt ans que je travaille le mouvement des animaux, que je me demande comment, pourquoi ils l'ont acquis. Vous me l'expliquez. » Il m'a dit le jeudi : « Voici vingt ans que j'ai tous les jours des viscères d'animaux sur ma table d'anatomie, foie, reins, etc..., j'avais renoncé à m'expliquer leurs lobulations, leurs différenciations. Vous me les expliquez. » Voilà l'homme, et un homme, soixante-cinq ans, petit, froid, charmant, qui m'a répété à maintes reprises : « C'est profondément pensé », et « Comment faites-vous pour dire tant de choses en si peu de mots ». Il va me présenter à Milne-Edwards et à d'Arsonval, me mettre en rapport avec le prince de Monaco pour les invertébrés. Il m'ouvre son laboratoire du Collège de France pour m'initier à l'expérimentation, me faciliter des expériences de calorimétrie sur les Mammifères du Jardin des Plantes. Il désire que je devienne subitement physiologiste, car, m'a-t-il dit : « Dans les trois pages que vous m'avez lues avant-hier, il y faut déjà la vie d'un homme pour expérimenter. » Quand René Quinton, en 1904, publiera son monumental ouvrage L'Eau de mer, Milieu organique, il le dédiera à un seul homme, E. J. Marey. Et Marey mourra quelques mois plus tard, comme s'il avait attendu cet ultime hommage du grand savant qu'il avait su pressentir chez un jeune inconnu ne portant aucun titre sur sa carte de visite et dont tout le monde souriait. Il ne fallait rien moins que cet appui considérable, respecté, redouté même pour imposer Quinton au monde scientifique. Et c'est là une circonstance qui porte à réfléchir sur le rôle de la chance dans les destinées humaines les plus hautes : sans Marey, on ne voit pas comment Quinton aurait pu donner son œuvre. La façon dont il est accueilli par Milne-Edwards, le célèbre naturaliste, et par le nom moins célèbre d'Arsonval, est bien édifiante : « A la présentation par Marey, écrit Quinton, de suite leur visage s'ouvre, leur main aussi, et on me serra les miennes, faut voir. Mais le lendemain, comme on avait lu entre-temps ma carte offerte, ah! la gueule, la révérence, le coude collé au corps, plus de main, plus de main! Je suis admirablement constitué pour toutes ces blagues; où un autre ragerait de l'humiliation qu'on tend à lui imposer, je ris. » Bien sûr, cette constitution est heureuse, mais dans l'ivresse de cette première victoire si importante, Quinton ne comprend peutêtre pas encore tout ce qu'il doit au savant; il lui faudra un peu de recul pour en prendre conscience. Le voilà assistant du laboratoire de Physiologie pathologique des Hautes Études au Collège de France. Grâce à Marey encore, d'autres possibilités importantes lui sont données, il expérimente sur les animaux vivants, ce qu'il raconte à Guy de Passillé : « J'ai maintenant une situation officielle. Je fourre des thermomètres dans le cul des animaux, on me respecte. Et prenez bien ceci au sens absolu des mots, on me respecte, oui monsieur! J'ai dû retirer hier l'instrument du derrière de l'hippopotame et j'ai eu une main enduite d'une matière verte, gluante et tenace. De la merde d'hippopotame, en voilà une que Verlaine ne connut pas! ». Il n'est plus question de fréquenter les écoles littéraires, et les salons! Quand il ne travaille pas au laboratoire, au Jardin des Plantes ou au Muséum, c'est que Quinton est en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, voire en Égypte, poursuivant sa quête passionnée à la recherche d'espèces animales dont il a besoin pour étayer sa thèse. L'aptéryx lui donne bien du mal. C'est le plus ancien représentant des Oiseaux, et dans la classification nouvelle, il devait présenter une température de 37", alors que, d'après la classification en usage, elle ne pouvait érre inférieure à 41 ° . Quinton poursuit tenacement cet animal qu'il finit par découvrir à Londres, et lui trouve une température de 37 ° 2. Quand la série de vérifications est terminée, c'est un triomphe sur toute la ligne. Loin de se cantonner entre ^7 et 39 ° comme l'affirmait Charles Richet, la température des Mammifères s'échelonne à partir de 24 ° , cas limite de l'ornithorynque, cet animal dont la découverte plongea le monde savant dans la stupeur à cause de son bec de canard et des œufs qu'il pond. Même confirmation en ce qui concerne les Oiseaux, dont certaines espèces présentent des températures fort inférieures à 41 ° malgré ce qu'on enseignait. L'expérimentation vint donc confirmer la justesse de l'hypothèse. Les températures constituent vraiment l'état civil des espèces, elles indiquent l'ordre de leur apparition. Ce sont toujours les derniers organismes apparus qui possèdent la température originelle, qui témoignent par conséquent de la condition des origines. Les plus récentes, en effet, ayant eu à compenser un abaissement plus considérable de la température du globe, ont dû disposer d'un pouvoir de chauffe plus élevé afin de maintenir les cellules de leur organisme dans les conditions thermiques les plus favorables à la vie, celles de son apparition, c'est-à-dire 44 ° . L'idée maîtresse qui a inspiré Quinton, et qui apparaît comme son apport entièrement original, est celle d'une relation de cause à effet entre le refroidissement du globe terrestre et l'apparition du pouvoir calorifique chez les animaux à sang chaud. Ces deux données existaient déjà, mais elles demeuraient indépendantes et infécondes, alors que leur synthèse ouvre des perspectives inattendues dont on commence aujourd'hui seulement à exploiter les conséquences thérapeutiques, bien timidement d'ailleurs. L'hypothèse était donc devenue une loi, dite de constance thermique, que le jeune savant rédige ainsi : « En face du refroidissement du globe, la vie apparue à l'état de cellule par une température déterminée tend à maintenir pour son haut fonctionnement cellulaire, chez des organismes indéfiniment suscités à cet effet, cette température des origines. » Avant d'ériger l'hypothèse en loi, Quinton a pris toutes les précautions, tournant contre lui-même son esprit critique implacable. Certes, il a souligné que chez les organismes en déchéance, chaque fois qu'on élève artificiellement la température, se produit en même temps une accélération de la vitalité. Il a rappelé également que, si un organisme fait de la fièvre, c'est pour donner à ses cellules un maximum d'activité dans leur lutte contre les bactéries, et cité l'expérience de Jolyet : le lapin, dont la température spécifique est de 39 ° et qui succombe rapidement à l'inoculation du charbon, résiste parfaitement et ne tombe pas malade si l'on élève artificiellement sa température à 42 ou 43 ° par un séjour à l'étuve. Mais il a bien défini que la vie est apparue dans une condition thermique optimum de 44 ° , la cellule ne pouvant vivre dans une ambiance supérieure. Et si des organismes avaient pu s'adapter à des températures dépassant 44 ° ? On voit en effet, l'été, des; insectes se poser sur un mur directement exposé au soleil, des lézards faire de même sur les rochers. Or les températures ambiantes peuvent ainsi ateindre 50, 60 et même 70 ° et il est impossible que la cellule résiste alors, si la théorie quintonienne est juste. Quinton s'était posé ce problème pendant l'hiver, et attendit avec impatience l'arrivée de la belle saison. Il fît des expériences durant tout l'été, et put établir que, malgré les apparences, insectes et lézards ne supportent pas une chaleur supérieure à 44 ° , si on leur interdit les mouvements qui maintiennent leur température interne à ce niveau. C'est ainsi qu'un lézard exposé au rayonnement solaire direct par un beau jour d'été et maintenu immobile meurt après huit minutes. « J'ai passé un hiver troublé, écrit-il à un ami. Je savais que la chaleur solaire s'élève à un nombre considérable de degrés, j'ai obtenu 70 ° il y a huit jours. Or, ma théorie nécessitait la mort des insectes à 46 ou 47 ° au plus, et l'observation qui me venait à la mémoire me montrait, l'été, l'insecte, le lézard, se poser, se griller au soleil. Je suis très satisfait maintenant du résultat de mes expériences. Faites vous-même des expériences, par exemple saisissez une mouche et mettez-la dans un petit flacon au soleil, par beau temps : vous la verrez mourir en quelques minutes. De même de tous les insectes, fourmis, bourdons, papillons. Cela provient de ce que, depuis les origines de la vie, la cellule animale n'a pu s'accoutumer à des températures plus hautes que sa température d'apparition marine. » La loi de constance thermique suscite à l'époque des mouvements d'humeur et déclenche des polémiques. Après tout, les savants ne sont que des hommes, avec un amour-propre chatouilleux. Il leur est difficile d'admettre que des principes importants de leur science étaient erronés, d'autant plus que la démonstration en est apportée par un nouveau venu n'ayant même pas la référence d'une grande école. L'anatomie comparée avait placé la classe des Oiseaux à un stade très bas dans l'échelle, tout près des Reptiles, et Quinton démontre que certains représentants de cette classe sont les êtres les plus récemment apparus. En outre,, on attribuait cette position à l'homme, et la loi de constance thermique exige que notre espèce ait fait son apparition bien avant les oiseaux, mais aussi en précédant certaines espèces de Mammifères. Nous ne sommes donc pas l'espèce supérieure par excellence ? Il y a là matière à scandale! Quinton répond, avec sa logique qui fera toujours justice d'objections apparemment pertinentes : pour situer l'Homme au sommet de l'échelle des êtres, la science n'a jamais invoqué que la supériorité de son intelligence; or l'intelligence n'est pas un caractère classificateur en l'occurrence, jamais un zoologiste ne se permettrait de faire servir à la classification des Carnivores ou des Proboscidiens l'intelligence spéciale dont témoignent le Chien ou l'Éléphant. Pour confondre ses adversaires, René Quinton emploie un argument auquel il est bien difficile de répondre. Ce n'est certes pas grâce à un don de double vue, dit-il en substance, que j'ai pu établir, pour des animaux que je n'avais le plus souvent jamais vus, des températures très différentes de celles que vous leur aviez attribuées. Ce qui m'a permis de le faire, c'est une hypothèse que j'appelle maintenant la loi de constance thermique. Les faits que j'ai ainsi découverts sont d'évidence, tout le monde peut le constater, et d'ailleurs, vous me l'accordez, thermomètre en main. Or comment voulez-vous que j'aie pu prévoir ainsi des choses justes, que tout le monde ignorait, à partir d'une idée fausse ? Il est notoirement impossible de faire des opérations d'arithmétique exactes si l'on croit qu'un et un font trois. Un raisonnement faux ne peut aboutir à une série de conclusions exactes. De toute évidence, nous découvrons là un aspect particulier de ce génie déjà si original. « L'hypothèse est mon bras droit », disait Kepler bien avant Pasteur, Claude Bernard et Poincaré. Mais l'hypothèse, chez Quinton, est poussée aux extrêmes limites, elle ne s'arrête pas à une idée générale, à quelque concept situé en gros plans; elle pose une série de principes précis et rigoureux, avec d'autant plus de témérité qu'ils s'opposent toujours à ce qui était classiquement admis. Chapitre III Rien ne peut sortir de rien, la génération spontanée n'existe pas non plus dans le domaine intcllei tuel. Les génies même se rattachent à des précurseurs et Musset a pu écrire : « Il faut être ignorant comme un maître d'école pour pouvoir se vanter de dire une parole que personne-, k i bas, n'a pu dire avant nous. » Mais le poète n'a raison que relativement. Car l'idée nouvelle, par son caractère de synthèse, par l'agencement de l'esprit créateur qui la façonne est bien, malgré tout, la parole dite pour la première fois. De même que le peintre ou le musicien se servent de signes préexistants pour faire œuvre originale, de même le savant groupe, dans une conception neuve, des éléments de connaissance jusqu'alors dispersés. Le précurseur direct de René Quinton fut Claude Bernard, qui, lui-même, devait beaucoup à la définition des milieux intimes de Blainville. On sait que la vie s'est manifestée, à l'origine, par l'apparition d'un organisme unicellulaire, c'est-à-dire formé par une seule cellule. L'embryogénie, science des formes par lesquelles passe tout organisme depuis l'état d'œuf jusqu'à son achèvement, montre qu'il continue à tirer son origine d'une cellule première, l'ovule fécondé. D'aure part, au cours du XIX" siècle, les études de paléontologie avaient donné une consécration à une des plus vieilles idées qui soient venues à l'homme, supposant ou affirmant que la vie a débuté dans les eaux. Claude Bernard va enseigner que les cellules de l'organisme continuent à vivre dans la condition originelle, c'est-à-dire aquatique, grâce à un véritable milieu liquide intérieur. Il le fera pour la première fois dans le célèbre ouvrage qui fonde la médecine moderne\ mais dans ses ouvrages ultérieurs et ses cours il reviendra inlassablement sur la question, l'éclairant parfois sous un angle nouveau pour échapper aux inévitables redites. L'eau est donc la condition première indispensable à toute manifestation vitale. Certes, on distingue des animaux aquatiques et des animaux aériens; mais la distinction n'existe plus quand il s'agit des tissus organiques et des cellules qui les composent. Plongés dans le milieu intérieur, ces éléments « sont aquatiques chez tous les êtres vivants », écrit Claude Bernard, c'est-à-dire qu'ils vivent baignés par les liquides organiques qui renferment une très grande quantité d'eau. Aujourd'hui encore, cette quantité d'eau dans l'organisme est évaluée de façon diverse mais toujours importante. Claude Bernard estimait qu'elle atteignait parfois de 90 à 99 % dans les liquides organiques. Un récent numéro de la revue Diététique et Collectivités indiquait que l'eau représente 60 % du poids chez l'adulte, et 77 % chez le nourrisson. J'ai trouvé souvent des chiffres beaucoup plus élevés, mais on peut retenir au moins cette évaluation comme un minimum. Quand il commence ses recherches, Claude Bernard précise que ce milieu intérieur est constitué par le plasma sanguin. Bientôt, il y ajoute le plasma de la lymphe. Finalement, en 18782, il le définira comme étant la totalité des liquides circulant dans l'organisme. L'intégrité de ce milieu, explique le célèbre physiologiste, est assuré par des actions régulatrices. Les êtres vivants, dès qu'ils atteignent un certain niveau de complexité, se défendent contre les variations et perturbations du milieu extérieur cosmique en maintenant les conditions du milieu intérieur constantes grâce à ces mécanismes. C'est pourquoi il considère comme actions régulatrices du milieu intérieur la respiration, la digestion, la circulation, les sécrétions externes, un grand nombre de sécrétions internes, les actions du système nerveux végétatif. Voilà donc une notion fondamentale chez Claude Bernard, celle d'autonomie physiologique. Chez l'individu en bonne santé, le milieu intérieur amortit, neutralise et transforme les agressions provenant du monde extérieur dans ses variations incessantes, les grandes fonctions de l'organisme ayant pour tâche essentielle de maintenir constantes les conditions physico-chimiques de ce milieu intérieur. Et le savant va indiquer toute l'envergure de cette conception de la vie cellulaire en établissant une synthèse* entre deux notions apparemment contradictoires : « Il y a un véritable milieu intérieur qui sert d'intermédiaire entre le milieu cosmique et la matière vivante, pour les êtres les plus élevés en organisation, formés par des assemblages d'organismes élémentairës. La fixité du milieu intérieur est la condition d'une vie libre, indépendante : le mécanisme qui la permet est celui qui assure, dans le milieu intérieur, le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments. Ceci nous fait comprendre qu'il ne saurait y avoir de vie libre, indépendante, pour des êtres simples, dont les éléments constitutifs sont en rapport direct avec le milieu cosmique, mais que cette forme de vie est, au contraire, l'apanage exclusif des êtres parvenus au summum de la complication et de la différenciation organique. » Il n'y a donc pas de liberté, par rapport au milieu extérieur, cosmique, pour des organismes élémentaires qui ne peuvent assurer la fixité de leur milieu intérieur. Ils sont le jouet des circonstances ambiantes, ils sont les esclaves du monde extérieur. « La fixité du milieu intérieur, répète encore Claude Bernard, suppose un perfectionnement de l'organisme tel que les variations externes sont à chaque instant compensées et équilibrées. » Beaucoup plus tard, Carrel écrira à son tour, employant une forme imagée : « Dans l'intérieur de l'organisme, les cellules se comportent comme de petites bêtes aquatiques plongées dans un milieu obscur et tiède... Les cellules forment des sociétés que nous appelons les tissus et les organes... Leur structure et leurs fonctions ( des cellules ) sont déterminées par l'état physique, physico-chimique et chimique du liquide qui les entoure... L'existence des tissus n'est pas concevable sans celle d'un milieu liquide... Le milieu intérieur fait partie des tissus. » Le milieu intérieur est donc le niveau physiologique primordial de notre organisme, sa matrice liquide, pour reprendre l'expression du grand physiologiste américain W.-B. Cannon. C'est en 1946 seulement que fut publié en France l'ouvrage de Cannon intitulé La Sagesse du corps. Et en quoi consiste finalement cette sagesse de notre corps ? A faire tout son possible, par le jeu de multiples appareils, pour maintenir l'intégrité de notre milieu intérieur. L'Américain déclare, dans sa préface, que « l'idée centrale de ce livre, la stabilité du milieu interne de l'organisme chez les vertébrés supérieurs, est directement inspiré des vues précises et de la compréhension profonde de l'éminent physiologiste français Claude Bernard », et que « ce livre peut même être considéré comme un hommage à sa mémoire ». En effet, dans ce remarquable ouvrage, Cannon reprend tous les travaux de Claude Bernard. Puis il rattache ses propres développements à la suite de cette déclaration du Français : « Tous les mécanismes vitaux, quelque diversité qu'ils puissent offrir, n'ont qu'un but, celui de maintenir constantes les conditions de vie dans le milieu interne », ajoutant que « jamais physiologiste n'a écrit phrase plus lourde de signification ». L'originalité de travail de Cannon est d'étudier tous ces « mécanismes vitaux » dont parlait Claude Bernard, qu'il nomme dispositifs homéostatiques, établissant ainsi le rôle des organes, appareils et systèmes physiologiques dans le combat continuel de notre organisme pour défendre contre le monde extérieur l'intégrité de cette « matrice liquide ». Le savant russe Bogomoletz écrit de son côté : « La condition essentielle, pour que la vie se prolonge, est le changement périodique du milieu intérieur, son rajeunissement... Le rajeunissement du milieu, comme le changement du milieu dans les cultures artificielles, joue un rôle immense dans la vitalité des cellules. Ce facteur nous semble ouvrir à la science médicale de nouvelles et larges perspectives dans la lutte pour la longévité; la médecine se trouve devant une tâche d'une importance immense : apprendre à modifier l'état de ce milieu intérieur dans lequel vivent les éléments cellulaires, trouver les méthodes pour l'assainir, l'épurer et le rénover systématiquement ». En assignant comme but principal à la Physiologie l'étude des terrains vivants, Claude Bernard avait bien souligné qu'il fallait rechercher l'unité de nature des phénomènes physiologiques et pathologiques, au milieu de la variété infinie de leurs manifestations spéciales. Et il s'y était appliqué en découvrant l'existence du milieu intérieur, et en commençant à définir sa nature. Quinton va poursuivre le même but, la recherche, à travers la diversité et la multiplicité des formes, de l'unité biologique fondamentale, du dénominateur commun de tous les êtres vivants — ou du moins des organismes supérieurs. A trente ans, sa culture est stupéfiante, même pour une époque où on lit beaucoup; mais ce qui frappe dans son abondante correspondance, c'est quelle n'a rien de gratuit; tout apport extérieur est transformé par une originalité foncière, une force, un tempérament. Il sait tout ce qu'on peut savoir, il a tout approfondi, qu'il s'agisse des religions et des philosophies, des arts et des littératures, mais aussi des sciences les plus diverses, quoi qu'il dise parfois. Quinton n'ignore donc rien des travaux de Claude Bernard, qui est célèbre. Le grand physiologiste a établi la fixité, pour les espèces supérieures, du milieu intérieur dans sa température et sa composition chimique, mais il n'a même pas émis une supposition en ce qui concerne l'apparition de cette fixité. Or, Quinton a prouvé, par sa théorie de constance thermique transformée en loi après une série d'expériences, que les espèces les plus récentes et dont l'activité cellulaire reste la plus haute, présentent exactement la température originelle de 44 ° . Il est donc logique de poser comme hypothèse que les autres conditions originelles ont été maintenues chez les mêmes espèces. Quelles peuvent être ces conditions ? Si l'apparition de la vie relève d'un phénomène physico-chimique brassé, comme en une gigantesque cornue, dans l'immensité du laboratoire cosmique, on ne saurait croire que la seule condition d'un degré thermique défini en fût l'unique modalité. Quinton sait que la cellule a nécessairement une existence aquatique, qu'il s'agisse de l'organisme unicellulaire des origines, ou des innombrables cellules de notre corps. Donc, la première cellule a fait son apparition dans une température de 44 ° , ce qu'il a démontré, et cette température était celle de l'eau où elle baignait et qui avait une certaine composition chimique. Or, à l'époque, l'hypothèse avait été émise — mais toujours d'une manière vague — que ce milieu aquatique pouvait être la mer. Le Suisse Bunge, par exemple, considérait que le chlorure de sodium, chez les Vertébrés, était peut-être le vestige chimique de l'origine marine de la cellule, supposition dont Quinton n'avait pas encore connaissance d'ailleurs. Avec son imagination de visionnaire, Quinton va très vite beaucoup plus loin; d'une donnée possible il fait une hypothèse fulgurante, mais en apparence fort hasardeuse. La vie commence dans l'eau, très probablement à l'époque précambrienne, où la planète était entièrement couverte par les Océans. L'eau dans laquelle baigne la première cellule est de l'eau de mer, à une température d'environ 44 ° . La pensée de Quinton passe alors par-dessus tous les temps géologiques, pardessus toute la chaîne des espèces, pour se fixer sur le représentant le plus récent du règne animal, le vertébré supérieur, l'Oiseau : puisque l'organisme de celui-ci est resté fidèle à la condition thermique originelle, pourquoi son milieu intérieur ne représenterait-il pas, aussi fidèlement, la composition chimique du milieu cellulaire des origines ?... Le milieu intérieur du vertébré DOIT ÊTRE DE l'eau DE MERÎ « Lorsque mon esprit a fait ce rapprochement, dira plus tard Quinton, lorsqu'il a jeté ce pont au-dessus des millénaires, j'ai été pris de vertige... » Aussitôt, fiévreusement, le voilà au travail. Un coup d'œil sur les compositions chimiques de l'eau de mer et du milieu intérieur des vertébrés lui montre déjà des analogies saisissantes, offertes spontanément par les chiffres mais dont il est le premier à constater l'évidence parce que l'hypothèse éclairante a jailli de son imagination créatrice. Voici, saisie sur le vif, une opposition caractéristique entre deux types d'esprits, chez ceux que nous nommons les savants; l'un procède par analyses, ajoute tel détail nouveau, enrichit l'approfondissement des mécanismes sans aucun souci d'explication générale, dans le seul culte de l'accumulation des faits; l'autre, — celui d'un Cuvier reconstituant les formes éteintes d'après un petit ossement — à son aise dans les grands ensembles, élabore des synthèses, cherche à situer le phénomène observé dans un grand ensemble... Quinton appartient à cette seconde famille, celle des vrais novateurs, des vrais pionniers de l'aventure humaine qui jalonnent chaque conquête de la connaissance. Mais, si ces premiers rapprochements confirment déjà son hypothèse, ils restent encore trop élémentaires; les analyses, fort sommaires à l'époque, du milieu intérieur des vertébrés, de l'eau de mer, ne peuvent lui donner satisfaction. Il va donc falloir un long travail pour compléter ces analyses afin d'amener à son terme la possibilité de comparaison. Or, Quinton n'a pas ce tempérament placide des hommes pour qui le travail scientifique s'insère entre la lecture du journal, le matin, et les pantoufles, le soir; il est dévoré par le besoin de savoir et de démontrer, tout de suite, et non pas après des années de minutieuses recherches. Il consacrera, cependant, ce temps nécessaire aux besognes minutieuses, retrouvant là l'impératif analytique; mais il veut avant tout des preuves que son hypothèse se justifie pleinement. Elles seront physiologiques, décide-t-il. Bien mieux qu'avec des travaux d'érudition, il fondera sa démonstration sur la vie même, il prouvera le mouvement en marchant. Afin de bien comprendre la portée des expériences que Quinton médite, il faut nous arrêter un instant pour considérer comment il a précisé la notion du milieu intérieur de Claude Bernard. Et tout d'abord il a rejeté cette expression pour créer celle de milieu vital. Ce milieu est intérieur par rapport à l'ensemble de notre organisme, mais extérieur à la cellule, se dit-il avec logique, donc le mot intérieur est équivoque. Il emploiera d'ailleurs aussi l'expression d'extra-cellulaire, qui semble être de lui et a été retenue; celle de milieu intérieur étant toutefois employée de nos jours, c'est celle que je continuerai d'utiliser malgré Quinton. Le milieu intérieur, précise-t-il, est le liquide extra-cellulaire baignant les cellules, leur fournissant soit par contact direct, soit par la voie des substances unissantes et séparatrices, le milieu physico-chimique propice à la vie et les matériaux de nutrition qu'il transporte. Il est formé par le plasma du sang, de la lymphe, des cavités séreuses, par les plasmas d'imbibition de toutes les substances unissantes et perméables des tissus, conjonctifs, muqueux, cartilagineux, etc... L'ensemble de ces plasmas forme un tout homogène dont la composition est partout identique, constamment brassé, épuré, renouvelé par la circulation sanguine et lymphatique, et par les phénomènes de diffusion. Le milieu intérieur broche donc à travers tous les tissus organiques. Il n'est aucun tissu en particulier, mais la seule partie liquide, non cellulaire des tissus, l'atmosphère liquide baignant toute cellule douée de vie, et où celle-ci, matière vivante, trouve le milieu propre à sa vie et à sa rénovation. Le milieu intérieur se différencie donc d'une façon absolue de la matière vivante, cellulaire, comme le liquide de culture se distingue de la bactérie. Chapitre IV Maintenant Quinton se trouve au pied du mur, c'est-à-dire face à la redoutable pierre de touche qu'est l'expérimentation. Si mon hypothèse est juste, pense-t-il en cherchant des exemples de preuves physiologiques, on doit pouvoir impunément retirer une partie du plasma sanguin d'un animal puis remplacer ce plasma par une quantité égale d'eau de mer. De même, on doit pouvoir sans danger injecter à l'organisme une quantité considérable d'eau de mer. Enfin, on doit pouvoir faire vivre dans l'eau de mer des globules blancs qui ne subsistent dans aucun milieu artificiel... C'est ici que beaucoup de chercheurs, même courageux, même très confiants dans la justesse de leur hypothèse, auraient pris quelques précautions. Il eût été facile, en effet, de réaliser des expériences dans l'isolement total afin de ne pas perdre la face si l'expérimentation démentait le postulat. Mais Quinton choisit le risque, le défie, et devant l'épreuve qui s'impose refuse les faux-fuyants. C'est au laboratoire de physiologie pathologique des Hautes Études du Collège de France, le laboratoire de Marey, dont il est assistant, et en présence de plusieurs chercheurs qu'il va administrer la preuve de ce qu'il avance. Nous sommes en 1897. Dans le groupe d'expériences dont je vais parler en premier lieu, il se propose de soustraire à un chien, par la saignée à blanc, une partie de son milieu intérieur, et de la remplacer par une quantité égale d'eau de mer ramenée à l'isotonie — je reviendrai plus tard sur cette notion, elle aussi capitale. La saignée à blanc détermine la mort de l'animal si celui-ci est abandonné à lui-même ensuite. De plus, elle lui soustrait non seulement une partie considérable de son milieu intérieur proprement dit, mais aussi la partie cellulaire que l'eau de mer ne peut lui restituer. D'une part, la fonction respiratoire sera ainsi atteinte dans sa partie vive par manque d'oxygénation. D'autre part, il y aura en même temps soustraction de tous les globules blancs venus avec le sang, au moment même où l'organisme de l'animal, opéré sans précautions spéciales, aura à lutter contre l'infection déterminée par l'intervention en elle-même. La saignée à blanc met donc la bête aux portes de la mort, et ceci représente les conditions les plus défavorables pour résister victorieusement au cas où l'eau de mer présenterait le moindre inconvénient toxique. Pour que l'expérience réussisse malgré tant de facteurs défavorables, il faut que l'eau de mer présente effectivement une analogie parfaite avec le milieu intérieur. Peut-on dire qu'un échec, dans des conditions aussi risquées, aurait prouvé réellement une erreur de conception ? Certes non, tant les difficultés étaient importantes. Laissons la parole aux faits dans toute la sécheresse de l'exposé scientifique, non sans imaginer aisément le pathétique de la situation, la curiosité, l'anxiété probable du jeune savant malgré la maîtrise qui fit dire à Marey : « Quinton possède le génie de l'expérience, et il sait choisir l'expérience cruciale. » « Chien de dix kilos. Saigné à blanc, sans précautions d'asepsie, de 425 grammes par l'artère fémorale, en quatre minutes, soit un vingtième du poids du corps. Le réflexe cornéen est aboli. Devant l'impossibilité d'exprimer plus de sang, l'injection d'eau de mer commence. Injection en onze minutes de 532 cc d'eau de mer à 23 ° . Le réflexe de la cornée reparaît. « L'animal, détaché, montre un abattement considérable. Il s'affaisse et parvient tout au plus à se relever. La peau du tou garde le pli qu'on lui imprime. La marche est impossible, la respiration haletante, très courte. Placée sur une couverture, la bête y reste étendue sans mouvement. « Deuxième jour. — Le lendemain, 21 heures après la saignée, l'animal trotte. Mais les globules rouges sont tombés de 6800000 avant l'expérience à 2900000, l'hémoglobine est passée de 19 à 12. Ces chiffres témoignent de l'énorme saignée pratiquée. « Troisième jour. — L'état change, la plaie suppure, la fièvre prend : 40 ° . La tristesse et l'abattement deviennent extrêmes; l'état apparaît comme grave. L'intérêt expérimental s'accroît, le problème devenant celui-ci : pour lutter contre l'infection, l'organisme, appauvri par la saignée, pourra-t-il, en présence de l'eau de mer injectée, accomplir sa leucocytose ? « Quatrième jour. — L'état se prolonge avec la même gravité. Mais l'examen du sang donne : globules rouges : 3020000; globules blancs : 24000; hémoglobine : 16. La leucocytose est donc accomplie. Dans la soirée même, l'animal mange quatre cents grammes de viande. « Ensuite, le rétablissement est rapide. Le huitième jour, l'exubérance devient exagérée, malgré la jambe qui recommence à peine à faire son office. Cet excès de vivacité s'accentue encore les jours suivants. » J'ai souligné les passages qui me semblent devoir retenir tout particulièrement l'attention. L'excès de vivacité, d'exubérance, signalé ici se retrouvera toujours dans les expériences du même genre, comme si l'organisme avait trouvé dans l'eau de mer un apport vitalement supérieur à son propre milieu intérieur soustrait. Il faut ajouter qu'en 1902, cinq ans plus tard, le chien qu'on avait nommé Sodium en souvenir de l'expérience vivait toujours; il périt peu après dans un accident. Cette « survitalité », cette longue survivance doivent être signalées et mises en valeur. Plus tard, un médecin, le docteur Tussaud, dira qu'il a obtenu les mêmes résultats que Quinton en injectant à un chien, préalablement saigné à blanc, du simple sérum physiologique. Mais en poussant l'enquête, on apprit que l'animal n'avait survécu que deux mois, et dans le plus extrême état d'abattement, se traînant avec peine dans le laboratoire. Il n'y a donc aucune commune mesure entre les résultats, le sérum physiologique n'est qu'un pâle ersatz d'eau de mer, Quinton en apportera d'ailleurs plus tard les preuves, et d'autres après lui. Peut-être ai-je donné une légère entorse à la chronologie, cette expérience se classant, d'après rémunération de Quinton, dans le second groupe. Mais il procède ainsi davantage pour des raisons d'exposition scientifique, et a effectivement commencé par saigner des chiens à blanc, pour les ressusciter ensuite grâce aux injections d'eau de mer. « J'ai assisté personnellement, avec le docteur Hallion, à la première expérience faite jadis par Quinton au Collège de France, écrivit plus tard Charles Julliot. Et je vois encore, à quelque trente-cinq ans de là, notre saisissement à tous trois lorsque nous avons vu revenir à la vie et se caler à nouveau sur ses pattes cet animal qui revenait de si loin. » J'aime ce saisissement de Quinton, pourtant toujours si sûr de lui, à ce résultat impatiemment attendu, et l'on imagine si bien la stupéfaction des apprentis sorciers devant le malheureux chien docile à ressusciter! Le premier groupe d'expériences, qui frappe sans doute moins l'imagination, est pourtant tout aussi significatif pour les biologistes et physiologistes. On se propose ici d'injecter l'eau de mer par la voie veineuse, à un Vertébré supérieur. Si le milieu intérieur de l'animal est un milieu marin, l'eau de mer devra se comporter dans l'organisme comme un milieu vital, c'est-à-dire n'y déterminer aucun phénomène toxique. La quantité injectable prévue pour le premier chien est ici énorme : 6 kg 600, pour un animal de 10 kg, soit les soixante-six centièmes de son poids. La témérité de Quinton semble vraiment déraisonnable, puisque rien ne l'empêchait de commencer par des doses bien moins élevées. Il y a une sorte de démon chez cet homme, comme un besoin prométhéen de violer le secret de la nature non seulement en bravant, mais aussi en provoquant les dieux... Ce n'est vrai ment pas par hasard qu'il met ainsi, une fois de plus, systématiquement, toutes les chances contre lui. Tout porte à croire qu'on ne va pas introduire impunément dans un organisme une quantité aussi considérable de liquide étranger, si vital soit-il! On va imposer à l'économie une surcharge anormale, brusque ou prolongée, suivant la vitesse, forte ou faible, de l'injection. Quant au rein, par lequel s'effectue l'élimination du liquide étranger, on lui demandera un effort hors de toute proportion avec son travail coutumier. Ce n'est pas dans les expériences de Quinton que je prendrai cette fois ma référence, mais en reproduisant la fiche d'expérimentation du docteur Hallion, membre de l'Académie de Médecine. Non à cause de cette distinction, mais seulement parce que Hallion, voulant savoir jusqu'où on pouvait avancer dans cette voie ouverte par Quinton, injecta à un chien 10,400 kg d'eau de mer — 104 % de son poids — en onze heures quarante minutes... exactement comme si l'on injectait, à un homme pesant 60 kilos, de midi à minuit environ, 62,400 kg d'eau de mer! Voici donc, fidèlement recopié, le résumé de l'expérience Hallion-Carrion dont le compte rendu fut communiqué, ainsi qu'il avait été fait pour celles de Quinton, à la Société de Biologie : « Chien basset mâtiné. Poids ramené, dix kilogs. Température rectale : 39 ° 7. Température de l'injection : 35 à 40 ° environ. « L'injection intraveineuse d'eau de mer dure onze heures quarante. Elle atteint, au bout de ce temps, les cent quatre centièmes du poids du corps de l'animal. « ... Pendant toute la durée de l'injection, aucune agitation, aucune diarrhée, aucune albuminurie, tous les réflexes. L'animal ne cesse de suivre de l'œil l'opérateur et réagit à chaque caresse. La température rectale, à variations très réduites, descend au plus bas à 36 ° 8. A la fin de l'injection, 37 ° 2. L'animal a reçu à ce moment 10,400 kg d'eau de mer, et excrété 9,400 kg d'urine environ. « ... L'animal mis sur pied une heure dix après la fin de l'injection, se promène aussitôt avec toutes les apparences d'un chien normal, sauf une légère boiterie due à la ligature des pattes, maintenue durant toute la durée de l'expérience. Une heure dix ensuite, température rectale : 39 ° . « Le lendemain, quatorze heures après la fin de l'injection, l'animal, remarquablement vif et gai, galope et saute dans le laboratoire. Il mange en deux fois six cents grammes de viande et boit cent grammes d'eau. L'urine recueillie pendant la nuit donne un léger nuage d'albumine. « Le surlendemain et les jours suivants, le chien continue à présenter le même aspect, plus vif qu'avant l'expérience. Ni diarrhée, ni vomissement, aucun trouble. L'albumine décroît et disparaît. » Poussé par sa passion expérimentale, Quinton élargit ce premier groupe en injectant' à un chien, mais cette fois brusquement, une quantité considérable d'eau de mer, de façon à ne pas donner au rein le temps de l'éliminer et à transformer ainsi l'organisme en une masse d'eau marine. Les dangers d'une telle tentative sont effroyables pour la pauvre bête, par la surcharge énorme et brusque qu'elle impose à l'économie. En 90 minutes, on injecte à ce chien de 5 kilos une quantité de 3,500 kg d'eau de mer. Rapidement, il se produit un énorme ballonnement abdominal rendant la bête méconnaissable, avec ralentissement cardiaque; la température, de 38 ° 2 au départ, tombe à 32 ° 5; l'élimination rénale diminue. Puis le réflexe cornéen disparaît. Aussitôt l'injection terminée, la température remonte, l'élimination rénale s'accélère, le réflexe cornéen reparaît. Détaché, l'animal titube. Son ballonnement le rend méconnaissable. Il fait quelques pas et s'affaisse. Le choc a été violent, il a du mal à se remettre! Mais au onzième jour, « l'animal, entièrement remis, témoigne d'une gaieté et d'tme exubérance extrêmes, malgré un séjour de cinq jours dans les caves. Son poids n'a pas varié, il est revenu à cinq kilos ». Quinton aborde maintenant le troisième groupe d'expériences, tellement hasardeuses que ses maîtres au Collège de France, Balbiani, Malassez, Henneguy, passionnés par ses recherches, lui déconseillent pourtant une expérimentation qui ne pouvait qu'échouer, sans que cet échec, étant donné les difficultés apparemment insurmontables de la tâche, eût d'ailleurs la moindre signification. Quinton lui-même ne croit pas à la réussite, il le dira plus tard, mais il est de ceux qui tiennent à honneur d'appliquer l'inhumaine devise : « Il n'est pas besoin d'espérer pour entreprendre... » D'ailleurs, le globule blanc était la cellule de choix, et si le jeune savant prouvait sa survie dans l'eau de mer, la partie était définitivement gagnée. Toutes les autres cellules de l'organisme ne vivent que d'une vie locale, les globules rouges eux-mêmes, malgré leur apparence de mobilité et leur diffusion, sont limités à un système vasculaire clos. Le globule blanc seul vit essentiellement de la vie générale de l'organisme, au contact de chacun des tissus, dans toutes les régions de l'économie. Mais sa délicatesse est telle qu'il ne vit dans aucun milieu artificiel, toute solution artificielle déterminant rapidement sa mort. Seuls, les liquides naturels de l'organisme le maintiennent vivant. L'expérience porte sur les Poissons ( tanche ), les Batraciens ( grenouille ), les Reptiles ( lézard ), les Mammifères ( homme, lapin, chien ), les Oiseaux ( capucin de Chine, poule ). Une unité de sang est prélevée sur chaque sujet et diluée dans l'eau de mer afin d'observer la continuité ou l'arrêt de la vie du globule blanc dans ce nouveau milieu. Le succès est total : dans tous les cas, les globules blancs baignés du liquide marin ont continué, chez toutes les espèces expérimentées, à présenter les signes divers d'une vie normale, adhérence, réfringence, mouvements amiboïdes. Ainsi, à travers tout l'embranchement des Vertébrés, les expériences du Groupe III démontrent, elles aussi, la persistance du milieu marin originel comme milieu vital des cellules organiques. Quinton et son entourage de savants peuvent maintenant conclure. Dans le premier groupe, on a injecté à un organisme une quantité d'eau de mer équivalente environ à trois fois la masse de son milieu intérieur. Comme le rein éliminait à la vitesse de l'injection, et que cette élimination portait évidemment sur le milieu intérieur en même temps que sur le liquide d'injection, il en résultait d'abord qu'à la fin de l'expérience, une partie très importante du milieu intérieur devait se trouver éliminée et remplacée par l'eau de mer. Le nouveau milieu intérieur, baignant toutes les cellules organiques, était donc en partie de l'eau de mer, introduite expérimentalement. Or, non seulement cette substitution n'a pas nui à la vie générale de l'organisme, mais encore l'animal a présenté ensuite un aspect plus vif qu'avant l'expérience. Le travail rénal peut permettre d'apprécier l'intégrité de la vie cellulaire en présence de l'eau de mer, puisque les cellules rénales du Chien, éliminant à l'état normal 150 grammes d'urine en douze heures, en ont éliminé durant l'expérience jusqu'à dix kilos, soit soixante fois plus. Dans les expériences du deuxième groupe, l'injection d'eau de mer pratiquée immédiatement après la saignée à blanc, a permis la leucocytose, la lutte victorieuse contre l'infection, la reconstitution rapide des forces, la réparation étonnamment prompte des globules rouges. L'eau de mer a ainsi fait la preuve de toutes les qualités qu'on aurait pu attendre du milieu intérieur lui-même. Enfin, dans les expériences du troisième groupe, le globule blanc, témoin par excellence du milieu intérieur, a prouvé que l'eau de mer, substituée totalement au milieu intérieur de divers animaux, permet la survie d'une des cellules les plus délicates de l'organisme. S'agit-il là d'une série de hasards heureux ? On peut gagner ainsi le gros loti à la loterie... mais pas dix fois de suite, le calcul des probabilités s'y oppose! Et l'identité du milieu intérieur des Vertébrés et de l'eau de mer ne peut s'expliquer par un concours de circonstances, comme on l'a suggéré parfois à la légère. L'Oiseau et le Mammifère supérieur ne vivent pas exclusivement près de la mer ou sur la mer; ils ne se nourrissent pas d'aliments dont les sels sont les sels marins. Leur alimentation de base est végétale, donc très éloignée de la composition saline des mers. De même que pour la température, il s'agit donc là d'un phénomène de constance se rapportant à l'origine même de la cellule, à la conservation par le milieu intérieur, malgré des conditions nouvelles, du milieu marin originel. Bien qu'il n'ait pas encore, à l'époque, établi les preuves chimiques, Quinton considère donc que son hypothèse est devenue une loi, la loi de constance marine, qu'il formule ainsi : La vie animale, apparue à l'état de cellule dans les mers, tend à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, les cellules constitutives des organismes dans le milieu marin des origines. Chapitre V En même temps qu'il commence une série de recherches et d'études pour établir les preuves chimiques de cette nouvelle loi, Quinton aborde un autre aspect capital du problème qui se pose à lui. Pour bien suivre le raisonnement de Quinton, nous ne devons jamais perdre de vue son principe essentiel. La vie a fait son apparition, sous forme de cellule, dans des conditions thermiques et chimiques auxquelles elle doit rester fidèle sous peine de déchoir. Aussi, dès que ces conditions extérieures se sont modifiées, la vie a suscité à chaque palier de changement un type d'organisme, issu de l'organisme précédent, ce dernier se pliant passivement aux variations du milieu, tandis que le nouveau venu se crée des appareils pour conserver les conditions des origines. Il faut bien épouser la logique de Quinton pour comprendre sa pensée, car au premier abord, il semble paradoxal que la dernière venue dans la chaîne des espèces présente le plus fidèlement les conditions des origines, tandis que les plus anciennes en sont les plus éloignées. Avec ses lois de constance thermique et marine, Quinton a donc pu établir que les espèces les plus élevées dans l'échelle des êtres d'après l'intensité de leur vie cellulaire, et les plus récemment apparues, se rapprochaient étroitement de la température originelle, et que leur milieu intérieur était de l'eau de mer. Toutefois, il constatait une différence importante : la concentration saline du milieu intérieur des Vertébrés les plus récents, Mammifères et Oiseaux, est de 7 à 8 grammes pour mille, tandis que l'eau de mer contient normalement 35 grammes de sels au litre. Ceux des darwinistes qui avaient formulé l'hypothèse d'une origine marine de la vie avaient expliqué ce phénomène à leur façon. Éloignés du milieu primordial, concentré à 35 grammes, les animaux vivant dans l'eau douce ou sur la terre ferme ont peu à peu cédé aux conditions ambiantes. Leur nouveau milieu de vie étant beaucoup moins riche en sels, leur milieu intérieur en a été appauvri dans les mêmes proportions. Mais voilà précisément la conclusion que Quinton ne peut accepter. Ses deux premières lois de constance l'entraînent fatalement à penser qu'il se trouve en face d'un fait du même ordre, que le vertébré supérieur est là encore resté fidèle aux conditions originelles, donc que c'est la concentration des mers à l'origine de la vie qui était, elle, de 7 à 8 grammes pour mille, et que le milieu marin a vu au cours des âges, sa concentration saline augmenter. Par conséquent, plus les espèces se rapprochent de la concentration actuelle des Océans, plus elles sont anciennes et déchues : c'est parce qu'elles ne se défendaient plus qu'elles ont constamment suivi les changements du monde extérieur, abaissant ainsi l'intensité de leur fonctionnement cellulaire. On en revient toujours à cette conclusion : l'ancienneté de la forme implique une déchéance proportionnelle, les organismes refusant de déchoir s'étant transformés en organismes nouveaux. Rappelons que le degré de concentration saline des mers est une question de physique, qui n'a rien à voir avec la composition chimique. Il peut changer alors que la composition chimique demeure immuable. De l'eau sucrée est toujours de l'eau sucrée quel que soit le nombre de morceaux de sucre dissous. Il devient un peu monotone d'avoir à répéter toujours que Quinton avait raison. On aimerait le prendre une seule fois en défaut, et montrer qu'après tout, il était « comme tout le monde » et pouvait se tromper. Mais cet homme avait l'esprit si pénétrant et disposait d'un ensemble de facultés complémentaires si bien équilibré qu'il triomphait toujours malgré l'allure irritante et paradoxale de sa pensée. Enfin, disons du moins qu'après confrontation avec la réalité des conclusions tirées de ses hypothèses, tout se passe comme si Quinton avait raison. Et, au fond, c'est l'essentiel. Il est capital, pour fonder une philosophie de la science, voire une philosophie tout court, d'opter entre la constance aux origines ou l'asservissement aux variations; toutefois, le choix n'obéira peut-être jamais qu'à une forte présomption, peut-être ne pourra-t-on jamais prouver que la vie apparut dans une mer chaude de 44 ° , d'une certaine composition chimique et concentrée à 8 grammes de sels pour mille. Mais ce qui reste incontestable, c'est tout ce que Quinton a fait subir sans dommage aucun à de malheureux chiens, et la thérapeutique qui en est résultée ainsi que ses prolongements actuels. La logique des lois de constance déjà établies impose donc au savant une explication impérative du phénomène de concentration. Dans le cours de l'évolution cosmique, la masse immense de l'océan a subi passivement la transformation de sa composition, alors que l'être vivant s'y est refusé. La vie, immuable dans ses conditions, n'a pas toléré de tels changements. Si infimes, si fragiles que soient les organismes, ils ont souvent plus ou moins résisté à toutes les causes de transformation qui auraient pu agir sur eux; ils doivent donc demeurer les obstinés témoins de la concentration originelle. S'il y a une constance de concentration originelle, comme il y a une constance thermique et une constance marine, on doit découvrir des faits bien curieux, — dont l'énoncé même fait sourire les savants de l'époque, car à leurs yeux Quinton va vraiment trop loin cette fois, son succès lui a tourné la tête... Ne prétend-il pas maintenant, avec assurance, qu'il va prouver que les espèces marines, loin de présenter toutes une concentration analogue à celle de leur milieu, donc de 35 grammes par litre, offriront une gamme fort variée de concentrations suivant l'époque de leur apparition dans la série zoologique! Pourtant, cette fois encore, contre toute vraisemblance, tout se passe comme si... Les faits apparaissent tels que Quinton les a prédits, il faut s'incliner, et il serait bien difficile de le contredire quand il déclare* : « Si ma théorie est fausse, voulez-vous me dire comment elle peut me permettre de prévoir des choses exactes, qu'on avait enseignées différentes jusqu'ici ? » Tous les invertébrés marins, organismes fort anciens et élémentaires, sont exactement équilibrés au milieu marin actuel, leur milieu intérieur présentant bien une concentration de 35 grammes de sels par litre dans les mers concentrées à 35 grammes. Ils sont donc en osmose aveci le milieu extérieur qu'ils continueront à suivre fidèlement dans ses transformations probables, passant à 36 grammes si la mer se concentre encore, etc... Mais les poissons cartilagineux, plus récemment apparus et doués d'une vie bien plus intense, se révèlent eux, en déséquilibre avec le milieu marin. Dans ces mêmes mers concentrées à 35 grammes, ils n'ont plus qu'une concentration interne de 22, de 20, de 18 et même de 16 grammes. Les poissons osseux, enfin, les derniers apparus, poussent l'écart à l'extrême : leur sang montre des concentrations de 11, de 10 et même de 9 grammes seulement! Quant aux vertébrés supérieurs, Mammifères et Oiseaux, leur concentration se situe entre 7 ° et 8 ° . Là encore, les espèces les plus récentes, et à vie cellulaire intense, conservent fidèlement les conditions des origines malgré l'évolution du milieu ambiant. Pourquoi ce déséquilibre — prévu par Quinton, prouvé par lui à la stupéfaction générale —, s'accentue-t-il au fur et à mesure de l'apparition des espèces ? L'hypothèse nous l'a appris : les invertébrés marins, en acceptant les conditions salines nouvelles, c'est-à-dire la surconcentration progressive, ont pâti, sont tombés à l'état de vie ralentie. Mais des organismes nouveaux ont indéfiniment surgi à partir des précédents, grâce à des modifications fonctionnelles ou structurales, pour conserver la concentration originelle. Les invertébrés sont donc ouverts osmotiquement au milieu qui les baigne. Si ce milieu est marin, c'est de l'eau de mer, mais si l'espèce a passé dans l'eau douce de rivière par exemple, le milieu intérieur est alors constitué de cette eau, avec la déchéance que cette adaptation implique. Ce qui avait permis à Quinton d'affirmer que l'anodonte, cette moule qui vit en eau douce, devait être en état de vie ralentie. Il put ensuite en faire la démonstration : l'anodonte a une activité cellulaire très basse, puisqu'elle brûle vingt à trente-cinq fois moins d'oxygène, proportionnellement, que l'écrevisse. Connaissant l'activité cellulaire assez haute de l'écrevisse, Quinton en déduisit qu'elle avait forcément conservé son milieu marin en tant que milieu intérieur. Edmond Perrier, le directeur du Muséum d'Histoire Naturelle, s'élevait contre cette conclusion, très amicalement d'ailleurs car les travaux de Quinton le passionnaient. — Si la perméabilité des invertébrés marins à l'eau de mer justifie pleinement votre conception osmotique, lui disait-il, celleci va se trouver en défaut dès que vous examinerez les invertébrés d'eau douce. Vous allez étudier par exemple le homard, qui, en devenant écrevisse, n'a pour ainsi dire pas transformé son anatomie. Vous ne pensez tout de même pas que ce crustacé, en passant de l'océan aux eaux fluviales, va déroger à cette osmose des invertébrés marins que vous avez mise vous-même en évidence, se fermer au milieu extérieur pour conserver en soi une espèce d'aquarium marin, et ceci en transformant sa physiologie sans avoir changé de forme ? Une anatomie identique impose une même physiologie, les mêmes formes impliquent les mêmes fonctions. Pourtant, une fois de plus, Quinton triompha. Edmond Perrier ayant mis à sa disposition des laboratoires à Saint-Vaast-la-Hougue, ils purent constater de concert que le sang de l'écrevisse présentait, à l'analyse, une composition chimique identique à celle de l'eau de mer, et non pas de l'eau douce dans laquelle elle vivait. En émigrant dans les eaux fluviales pour devenir écrevisse, une certaine variété de homard s'était alors fermée osmotiquement à ce milieu nouveau afin de conserver un milieu intérieur marin et ceci sans changer de forme, uniquement par une transformation physiologique de certains appareils. Quinton n'avait pas attendu cette preuve vraiment superflue pour transformer son hypothèse de constance en une troisième loi, dite loi de constance osmotique et qu'il exprime ainsi : La vie animale, apparue à l'état de cellule dans des mers d'une concentration saline déterminée, a tendu à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, cette concentration des origines. Dans le même temps, René Quinton se livre à un travail de bénédictin, ingrat et épuisant, pour établir l'identité chimique de l'eau de mer et du milieu intérieur des espèces qui sont à la fois les plus élevées et les plus récentes, dans l'échelle des êtres. Une vingtaine d'années auparavant, en 1879, le chimiste russe Mendéléev avait établi sa Table, demeurée classique, des quatrevingt-douze corps simples, ou éléments, dont les combinaisons diverses forment des composés chimiques qui donnent les différents états connus de la matière. On sait, en effet, que tout ce qui existe est composé de corps atomiquement simples, dits éléments, qui se combinent entre eux. Le carbone, par exemple, entre en association avec d'autres éléments atomiquement simples dans la composition d'une multitude de matières, depuis le beurre jusqu'au marbre en passant par le bois, un grand nombre de nos aliments, nos cheveux, etc... Quand on brûle une de ces matières on retrouve toujours du carbone que rien ne peut transformer en substance différente. Le carbone est une des quatre-vingt-douze substances élémentaires, irréductibles, atomiquement pures. Tous les matériaux existants dans le monde, malgré leur quantité quasi innombrable, sont constitués par des combinaisons entre certains de ces éléments simples : le sucre, comme chacun le sait, est composé de carbone, d'hydrogène, d'oxygène et de calcium, etc... et la combinaison la plus élémentaire est celle de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène pour former une molécule d'eau, d'où la formule bien connue : HoO. Quinton cherche d'abord à pousser le plus loin possible, selon les moyens dont il dispose à l'époque, l'analyse de la composition chimique de l'eau de mer. Il étudie tous les travaux les plus récents, les confronte les uns aux autres, et obtient ainsi une liste. Cette dernière ne lui donne d'ailleurs pas satisfaction. Les spécialistes ne voulaient reconnaître que les corps simples présents dans la seule eau de mer, mais Quinton en ajoute d'autres, qui doivent forcément s'y trouver aussi, dit-il, puisque l'analyse les décèle dans les cendres de végétaux et d'animaux marins. Quinton établit ainsi pour son compte une liste nouvelle et bien plus étendue. Le chlore et le sodium forment à eux seuls les quatre-vingtquatre centièmes des sels contenus dans l'eau de mer. Le soufre, le magnésium, le potassium et le calcium constituent ensemble quatorze centièmes. On trouve ensuite dix éléments qui représentent ensemble à peu près deux centièmes et, à l'état infinitésimal, treize autres éléments qui ne totalisent que 0,0003; ceci donne un total d'une trentaine d'éléments. C'est donc à Quinton que revient le mérite d'avoir établi la présence, dans l'eau de mer, de dix-sept corps rares que l'on n'y soupçonnait pas. Ce travail préalable accompli, il ne restait plus au savant qu'à confronter les résultats des analyses de l'eau de mer et du milieu intérieur des invertébrés. Il a constaté que l'analogie était importante pour douze éléments qui se retrouvaient dans les deux milieux et à peu près selon les mêmes proportions : chlore et sodium; potassium, calcium, magnésium et soufre; phosphore, carbone, silicium, azote, fer et fluor. Mais la liste s'arrêtait là en ce qui concerne la composition chimique du milieu intérieur. Les ouvrages d'alors, même les plus récents, n'admettaient en effet que douze à quinze éléments dans le milieu intérieur. Par exemple Lambling venait d'affirmer, dans son ouvrage Chimie des liquides et des tissus de l'organisme, paru en 1892 : « Parmi les corps simples actuellement connus, un petit nombre seulement, une quinzaine environ, entrent dans la constitution des êtres vivants. » Or, dit Quinton, si la théorie marine est exacte, elle exige la présence dans le milieu intérieur animal de dix-sept corps rares, non reconnus jusqu'ici, qui doivent forcément s'y trouver puisqu'ils existent dans l'eau de mer, et dans les mêmes proportions. Et il réfute alors d'avance l'objection qu'on lui fera, il le devine, s'il réussit ce dépistage des éléments jusqu'ici insoupçonnés dans notre organisme. Il convient de citer ce texte capital, car il annonce toute l'importance que la recherche future attribuera effectivement au rôle des oligo-éléments : « Le fait que la plupart de ces corps ne s'y trouvent qu'à l'état impondérable ou à peine pondérable n'importe aucunement, au point de vue qui nous occupe. On n'est nullement en droit de dire qu'un élément, si faible que soit sa proportion, ne joue qu'un rôle de second ordre dans une dissolution. Les zéros et les virgules qui chiffrent nos dosages ne chiffrent aucunement, au point de vue physiologique, l'importance des éléments les uns par rapport aux autres. Dans Veau de mer aussi bien que dans Vorganisme, un sel de caesium, par exemple, que révèle seule l'analyse spectrale, doit être considéré jusqu'à preuve absolue du contraire comme présentant une importance biologique égale à celle du chlore et du sodium, qui constituent à eux seuls les 84 ou les 90 centièmes des sels dissous. Rien ne prouve, en effet, que le caesium, ou tout autre sel infinitésimal, ne joue pas dans la vie physiologique des mers ou de l'organisme un rôle indispensable à la manifestation de cette vie. Il y a toute une microchimie physiologique à peine commencée, qui montre, à 'n'en pas douter, le rôle capital que jouent certains corps dans la vie, à des doses extraordinairement réduites, et à ces doses seules. » Comment Quinton va-t-il retrouver ces corps rares dans l'organisme animal ? Là encore on va constater l'une de ses capacités exceptionnelles, qui consiste à passer de l'hypothèse géniale à sa vérification minutieuse, de se transformer en somme d'aigle qui plane en bœuf qui creuse sillon sur sillon. Élément par élément, du silicium au cobalt en passant par le manganèse, le cuivre, l'or, l'argent, etc..., Quinton cherche la preuve de leur présence dans l'organisme des animaux supérieurs à travers une multitude d'ouvrages spécialisés, de communications, d'études peu connues et dispersées, soit chez environ cinquante auteurs, dont beaucoup ont multiplié les écrits. Il faut avoir une vraie passion de la connaissance scientifique pour se plonger ainsi dans ces laborieux travaux sur « l'absorption de l'anhydride carbonique chez les Crustacés Décapodes », ou sur « l'Analyse d'un calcul intestinal d'esturgeon ». Cette besogne de longue haleine, qui paraît si fastidieuse, apporte à René Quinton tous les éléments qu'il attendait en fait de preuves. Sur les dix-sept corps rares trouvés par lui dans le milieu marin, il établit que douze sont présents dans le milieu intérieur, à des doses tout aussi infinitésimales : iode, brome, manganèse, cuivre, plomb, zinc, lithium, argent, arsenic, bore, baryum, aluminium. Pour trois autres éléments, strontium, caesium, rubidium, il n'a qu'une « presque certitude ». L'or est probable. Sur le cobalt seul, il ne peut se prononcer. La théorie marine nécessitait la présence de ces corps, que leur dose infime avait rendus presque indécelables dans notre milieu intérieur, et aux mêmes proportions que dans l'eau de mer. Or, la présence est désormais certaine et les proportions analogues. Aux preuves physiologiques de sa loi de constance marine, le savant ajoute les preuves chimiques; les profils chimiques de l'eau de mer et du milieu intérieur sont bien identiques. Précisons dès maintenant que la science contemporaine, grâce aux moyens d'investigation dont elle dispose, a pleinement confirmé ces audacieuses affirmations, mais sans effectuer de rapprochement entre elles, contrairement à ce qu'avait fait Quinton. Ce sont tout d'abord les Américains Gregory et Overberger qui isolèrent les quatre-vingt douze éléments de la table de Mendéléev dans l'eau de mer. D'autre part, au VIe Congrès International de Pathologie qui se tint à Madrid en 1952, Didier Bertrand déclarait : « En ne retenant que le résultat de travaux qui supportent sans défaillir une juste et nécessaire critique, on est en droit de regarder comme démontrée aujourd'hui la présence, dans tous les organismes d'animaux étudiés, d'une nouvelle série de cinq métalloïdes et de quatorze métaux. » Dans la liste citée, on retrouve tous les éléments dont la présence avait été affirmée ou fortement présumée par Quinton. Dans la même communication, Didier Bertrand déclare que des recherches ultérieures démontreront l'existence de plusieurs éléments nouveaux de la table. Il semble d'ailleurs que Quinton ait prédit, cinquante ans à l'avance, ce que les deux Américains ont découvert, et indiqué les conclusions que la science moderne n'a pas su encore en tirer. Un publiciste fort connu, Emile Gautier, qui fut directeur de VAnnée Scientifique puis de La Science Française, écrivit à plusieurs reprises que, d'après les affirmations du savant, on devait un jour découvrir, dans l'eau de mer aussi bien que dans le milieu intérieur, les quatre-vingt douze éléments de la table de Mendéléev. Toutefois, je n'ai pu encore découvrir trace de cette prophétie, confirmée de nos jours, dans l'immense masse des travaux inédits de Quinton. Il faut souligner encore une donnée fondamentale sur laquelle insiste Quinton. C'est uniquement dans le milieu intérieur que tous ces corps sont présents, donc lui seul possède la composition chimique de l'eau de mer. Les compositions minérales des niveaux cellulaires s'en éloignent fondamentalement, comme le prouve l'analyse des tissus organiques, musculaires, conjonctifs, cartilagineux, osseux. Chaque élément de notre organisme puise dans le milieu intérieur selon sa constitution propre et ses besoins particuliers. Le savant revient ici sur une objection qu'il pressent également, à savoir que la présence de ces corps serait en quelque sorte accidentelle et soumise aux variations du régime alimentaire du sujet. Si le sel constitutif du milieu vital est le chlorure de sodium, dit-il, l'alimentation végétale des Vertébrés supérieurs est pourtant caractérisée par une extrême pauvreté sodique, ce qui explique l'avidité bien connue des herbivores pour le sel. L'alimentation n'est pas forcément passive, subie, mais en quelque sorte libre, dépendant d'un choix dicté par l'instinct. L'animal est loin d'accepter tous les aliments, il en rejette beaucoup tandis qu'il en recherche d'autres avec prédilection. Ce n'est pas l'alimentation qui décide de la composition d'un organisme, mais c'est cette composition primordiale qui décide au contraire du besoin et du choix de l'aliment. Ce choix est donc imposé par l'organisme pour maintenir l'intégrité du milieu intérieur dans son analogie avec l'eau de mer des origines, et la composition du milieu intérieur dépend en définitive des mécanismes régulateurs. Toutefois, il semble bien que la proximité alimentaire du milieu marin ne cesse d'exercer une influence bienfaisante. Au terme d'une longue enquête de plusieurs années qu'il mena dans les cinq continents, l'Américain Price déclara dans ses conclusions : « Pendant ces enquêtes auprès des races primitives, j'ai été particulièrement impressionné par la qualité supérieure du stock humain produit par la nature partout où il existait une source abondante des produits de la mer ». Le milieu intérieur des organismes les plus élevés dans l'échelle des êtres n'est qu'un réservoir interne d'eau de mer dont les éléments sont mis à la disposition des divers départements de l'économie. Une fois de plus, nous constatons que le milieu intérieur est bien le premier niveau — physiologiquement et biologiquement fondamental — de tout organisme, le liquide de culture de la vie cellulaire. Après en avoir terminé avec ces travaux, René Quinton pouvait donc conclure que la démonstration chimique de l'hypothèse marine était effectuée. « Elle a occasionnellement, dit-il, cet intérêt de donner droit de cité, dans l'organisme, à de nouveaux corps qu'on se refusait à y admettre, pour des raisons illégitimes mais explicables. Elle a eu encore, et surtout, cet intérêt de faire prévoir le rôle que peuvent jouer dans le milieu animal certains corps qui n'y existent qu'à des doses infinitésimales. On sent l'élargissement du domaine organique qui résulte de cette acquisition : non seulement des corps nouveaux se révèlent, sur lesquels nous ignorons tout, mais d'autres se font encore prévoir. » Dans notre organisme, le milieu intérieur et lui seul a la même personnalité minérale, le même faciès marin que Veau de mer. Cette découverte géniale sera bientôt mondialement connue, puis elle s'estompera, pour réapparaître aujourd'hui, avec ses conséquences dans les années qui vont venir. Découverte qui ne doit toutefois pas faire oublier que René Quinton a aussi ouvert la voie de la recherche en ce qui concerne le rôle primordial des oligoéléments. J- Chapitre VI Avant de tirer une conclusion générale de ses travaux, René Quinton pose en hypothèse l'existence d'une quatrième loi, dites de constance lumineuse. L'importance du facteur lumineux dans les phénomènes de la vie est telle que le fond des mers avait été considéré en toute certitude comme inhabité, la lumière ne pouvant y pénétrer audelà de quatre cents mètres. Mais le dragage des fonds marins venait de révéler, dans ces abîmes, une faune d'une richesse inouïe. Or, elle était de plus phosphorescente. Ces involontaires messagers des abysses portaient sur eux une lumière tantôt localisée à un point du tégument, tantôt répartie sur la surface entière. Et l'intensité de cette luminosité était saisissante. En 1891, Paul Regnard avait écrit, après l'une de ces pêches : « On porta quelques spécimens dans le laboratoire, où les lumières furent éteintes. Dans l'obscurité de cette pièce, ce fut pour un instant la magie. Nous eûmes sous les yeux le plus merveilleux spectacle qu'il soit donné à l'homme d'admirer... Si je dis que tout ceci était bien autrement beau que les plus belles pièces d'artifice, on n'aura encore qu'une bien faible idée de l'effet produit.. Pour faire juger de cette intensité, nous dirons que d'une extrémité à l'autre du laboratoire, à une distance de plus de six mètres, nous pouvions lire comme en plein jour les caractères les plus fins d'un journal. » Ainsi, pense Quinton, dans un milieu obscur, c'est-à-dire cessant de posséder un des facteurs originels de la vie, celle-ci reconstitue simplement ce facteur absent. De même que nous l'avons vue, sur le globe refroidi, se faire créatrice de chaleur, nous la voyons, dans le fond des mers, se faire créatrice de lumière. Bien mieux : la lumière qu'elle crée est celle qui dut présider aux premiers phénomènes vitaux. Ce n'est pas, en effet, de la lumière blanche, inconnue dans les eaux à quelques mètres de la surface, mais la lumière principale dont dispose la vie dans les couches supérieures de l'océan, la lumière verte. Or, il est légitime de croire, dit Quinton, que cette phosphorescence vise à maintenir la haute activité cellulaire de certaines espèces. Pendant de longues années d'un labeur acharné, Marey n'avait cessé de suivre les travaux de Quinton avec le plus vif intérêt, ainsi que le montre leur correspondance. Dès le début de leurs relations, l'hypothèse de constance thermique que lui soumettait ce jeune inconnu avait éclairé tout un aspect de ses propres travaux sur la mécanique animale; c'est pourquoi il en avait favorisé l'expérimentation. Or, il ne faut pas craindre de le répéter, ce n'étaient pas seulement quelques organismes qui avaient confirmé la prévision, mais tous les mammifères, tous les oiseaux; c'est sur tous les points que la réponse des faits concordait avec la vue de l'esprit, et cela avec une précision effarante. Puis, avec la même implacable logique, les hypothèses marine et osmotique avaient réalisé une série de prévisions qui allaient à l'encontre de tout ce qu'on tenait pour établi. En biologie, comme dans toutes les autres sciences d'ailleurs, une théorie peut être considérée comme juste quand elle permet de prévoir, et qu'à partir de son expérimentation, tout se passe comme si... Or, prenant l'une après l'autre les trois hypothèses de constance thermique, marine et osmotique, elles supposaient au départ : — des faits nouveaux quelles donnaient à prévoir, et qu'elles nécessitaient même\ — l'invraisemblance de ces faits avec l'état des connaissances du moment; — la réalité de ces faits que devait établir l'expérimentation. Quand il en a enfin terminé avec cette longue série d'expériences et de recherches, René Quinton peut donc affirmer, après Pasteur déclarant qu'il faut tenir pour établie une vue scientifique qui a permis de prévoir : « Lorsqu'une même vue de l'esprit, appliquée à trois ordres de phénomènes différents, nécessite dans ces trois domaines des séries entières de faits que rien auparavant ne permettait de prévoir, et que toutes les prévisions sont confirmées, c'est que cette vue de l'esprit était d'une façon anticipée la vision même des faits. Elle cesse alors d'être une hypothèse pour devenir une hypothèse démontrée, c'est-à-dire une loi. » Quelle est donc cette vue de l'esprit ? Quinton la révèle enfin quand il a dressé, avec ses trois lois, un monument colossal de la connaissance scientifique. Une idée lui avait dès le début servi de fil conducteur et, solidement étayée par les innombrables expérimentations thermiques, marines et osmotiques, il la formule en loi qu'il nomme loi de constance générale : En face des variations de tout ordre que peuvent subir, au cours des âges, ses différents habitats, la vie animale, apparue à l'état de cellule dans des conditions physiques et chimiques déterminées, tend à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, ces conditions des origines. Claude Bernard avait établi, à l'encontre des théories enseignées avant lui, l'identité de vie chez l'animal et le végétal, montrant dans les deux règnes la communauté des fonctions f digestives et respiratoires et l'uniformité des conditions nécessaires à la manifestation de la vie : l'humidité, l'air, la chaleur, une certaine constitution chimique du milieu. Et Quinton conférait une rigueur nouvelle à cette conception, en montrant dans la cellule l'élément spécifiquement vital qui, par sa constitution propre, demeure identique à lui-même à travers tous les changements des formes. Il faisait de la cellule l'expression concrète du terme abstrait qu'est la vie. Toute sa conception si neuve de l'évolution, met en scène une véritable épopée de la cellule, épopée qui prend d'ailleurs un caractère d'odyssée si l'on considère toutes les embûches que lui tend l'hostilité du milieu où elle est plongée. Cette tendance à maintenir les conditions originelles ne résulte pas d'un principe d'inertie, il faut le souligner; elle vise un but de la plus haute importance, la vie intensive des cellules animales. La physiologie montrait, avec Quinton, que cette vie intensive n'est possible que dans certaines conditions : milieu aquatique marin; concentration saline de ce milieu à huit grammes pour mille environ; température 44 ° . C'est pour conserver le phénomène cellulaire dans sa plénitude qu'en face des variations cosmiques, de l'hostilité croissante du monde ambiant, la vie a tendu à maintenir autour et pour la cellule les conditions des origines. En commentant les travaux de Quinton, le philosophe Jules de Gaultier parlait d'une « sorte de génie de la vie » qui s'affirme dès qu'elle s'organise et s'élève. Ce génie, Quinton le considérait comme « un nouveau caractère distinctif du vertébré ». Avec ses trois lois de constance, liées en une loi générale, il a pu établir que le vertébré ressort comme marqué d'un caractère particulier, qui l'oppose au reste du règne animal et le situe à part, au-dessus. Tandis que le règne animal dans son ensemble subit en pâtissant les nouvelles conditions cosmiques, les Vertébrés témoignent d'un pouvoir spécial. Ils se refusent à une telle acceptation et maintiennent les conditions favorables à une vie cellulaire intensive. Ils ne sont donc point, comme les Invertébrés, les jouets passifs des circonstances, mais pour une part, les maîtres des conditions nouvelles. Les lois qui régissent le monde physique et le monde organique inférieur sont en quelque sorte sans prise sur eux, soit qu'ils les tournent par des artifices ou les surmontent par une puissance. Cette phrase soulignée est de Quinton lui-même; elle apparaît lourde de signification : Schrôdinger et toute la pointe avancée de la physique moderne n'ont pas fait autre chose, un demi-siècle plus tard, on le verra, que de retrouver à leur tour cette voie ouverte par René Quinton. Pour la première fois, avec cet incomparable génie que notre génération a l'honneur et la chance de redécouvrir, la doctrine vitaliste, chère à l'école de Montpellier, pouvait situer scientifiquement le centre même du principe vital. A partir de Quinton, l'homme cesse d'occuper dans la nature la place isolée qu'on lui attribuait. Au milieu du monde physique qui l'enveloppe et veut l'opprimer, il n'est pas le seul insurgé, le seul animal en lutte contre les conditions nouvelles défavorables, le seul tendant à fonder malgré un milieu évolutif et hostile, les éléments fixes d'une vie supérieure. Le simple poisson, le simple mammifère qui réalisent, dans une eau surconcentrée ou dans un habitat glacé, le déséquilibre osmotique et thermique, tiennent en échec les lois physiques essentielles. Quand l'homme s'attaque aux forces naturelles qui l'enserrent, pour les dominer dans ce qu'elles ont pour lui de nuisible, il participe d'abord de ce génie du Vertébré. On retrouve ici, mais avec quel approfondissement, la pensée de Claude Bernard : « La fixité du milieu intérieur est la condition d'une vie libre, indépendante... Ceci nous fait comprendre qu'il ne saurait y avoir de vie libre, indépendante, pour des êtres simples, dont les éléments sont en rapport direct avec le milieu cosmique, mais que cette forme de vie est au contraire l'apanage exclusif des êtres parvenus au summum de la complication et de la différenciation organiques. » Au fur et à mesure qu'il annonçait les faits que ses hypothèses thermique, marine et osmotique devaient mettre en évidence si elles étaient exactes, Quinton avait suscité des oppositions dans le monde savant. Mais il ne s'agissait encore que de faits et il fallait bien ensuite s'incliner devant l'expérimentation. Mais avec sa loi de constance générale, c'est un ennemi redoutable que Quinton va affronter, une véritable religion d'époque : le transformisme encore appelé évolutionnisme. Le transformisme, on le sait, n'est pas une doctrine homogène et cohérente. A partir de Lamarck, qui la fonde, elle se modifie en passant par Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, Spencer, Buchner, Haeckel. Lamarck a enseigné la descendance des espèces les unes des autres par adaptation au milieu et par hérédité. Geoffroy SaintHilaire a démontré l'embryogénie, phases transitoires d'un animal reproduisant des états étrangers à son espèce, mais demeurés permanents chez des animaux placés plus bas dans l'échelle. Darwin a introduit dans l'évolutionnisme un élément nouveau, la lutte pour la possession des subsistances, le struggle for life, d'où il s'ensuit un triage, une sélection naturelle des individus et des espèces, et au moment où Quinton se manifeste, c'est le darwinisme qui est à la mode, avec la note philosophique que Spencer y a ajoutée. En quoi consiste, à ce moment, l'idée d'évolution ? « En une conception, écrit Jules de Gaultier, selon laquelle tous les êtres doués de vie à un degré quelconque procéderaient les uns des autres; selon laquelle toutes les formes végétales, puis animales, seraient en quelque sorte les laboratoires où la vie, acquérant des complications et des qualités nouvelles, deviendrait continûment plus riche, plus élevée, et tendrait, à travers cette lente ascension parmi les millénaires, vers un état de perfection... Le phénomène de l'intelligence, apparu soudain dans l'homme avec un développement si supérieur, semblait montrer en lui un aboutissement; on se persuada que tout l'effort antérieur de la vie n'avait pour but que de préparer son avènement. » En réalité, Jules de Gaultier systématise, ou plutôt il attribue au transformisme une unité de vues qu'il ne possédait pas. Dans la doctrine, on trouvait alors deux veines fort différentes. Selon la première, l'évolution est déterminée par le jeu mouvant des forces extérieures, le monde vivant évolue docilement selon les bouleversements du milieu cosmique, en s'y adaptant. La matière vivante n'est pas autre chose qu'une substance plastique se pliant, pour survivre, au jeu des forces aveugles et incohérentes de l'univers physique. Sans doute, s'adapte-t-elle à ces conditions grâce à la sélection naturelle qui ne laisse survivre que les espèces possédant, par un concours heureux de circonstances, des moyens d'adaptation. Mais on voit bien qu'il y a, dans ce succès même, une totale passivité. Darwin a bien enseigné que cettte faculté d'adaptation était due au simple hasard, comme si les survivants avaient eu seulement la chance de tirer un bon billet de loterie. La vie n'est donc pas autre chose qu'un phénomène sans but, même limité, sans signification, même simplement biologique, et c'est sans doute sous l'influence de cette doctrine que Nietzsche fera dire à son Zarathoustra : « Tout n'est que hasard, et épouvantable hasard! » Cet existentialisme à ras de terre avait quelque chose de désespérant pour certains esprits et a sans doute suscité, par réaction, la deuxième coulée doctrinale qui s'insère dans le transformisme et qui retrouve le principe religieux, bien que privé de la divinité, en faisant de l'homme l'ultime but de la création. L'évolutionnisme ou transformisme est alors devenu une véritable religion, qui ne se bornait pas à vouloir régenter la science mais aussi l'histoire, la sociologie, la politique, la morale, la littérature, les arts. Philosophes, hommes politiques, esthètes et critiques s'inspirent du concept pour donner une allure de rigueur scientifique à leurs conceptions. A travers l'évolution des espèces, l'humanité devait représenter bientôt une sorte de perfection, tandis que le règne du bonheur s'établissait peu à peu. Etat d'esprit qui a été parfaitement défini par un autre contemporain de Quinton, écrivant : « Une sorte de fétichisme, d'idolâtrie attache beaucoup de gens au darwinisme. Ce n'est plus pour eux une grande hypothèse scientifique qu'on abandonnera si les faits la contredisent; c'est un dogme, quelque chose d'intangible gravé dans le cœur à côté de la Déclaration des Droits de l'Homme! » Dans quelle mesure la loi de constance originelle nie-t-elle l'évolutionnisme ? Avant d'en venir au conflit passionnant qui va se déchaîner bientôt dans le monde savant et l'opinion publique, examinons donc les répercussions de la loi de constance originelle sur ce qu'il est convenu d'appeler le darwinisme, suivant la conception générale qui imprègne alors tant d'esprits. Quinton prend la vie à son origine, avec la cellule. Au sein d'un vaste milieu changeant, alors qu'elle a besoin de conditions fondamentales inchangées, la cellule vivante interpose entre elle et ce milieu extérieur un milieu intérieur où elle conserve et reproduit ces conditions essentielles. Cette première phase de lutte exige d'abord des associations de cellules qui constituent ainsi des organismes. A l'intérieur de l'organisme, qui forme comme une série de chambres closes, la cellule continuera à trouver l'ensemble des sels marins, la concentration de l'origine et la température initiale. C'est somme toute ce que fera l'homme quand il se servira du feu, se couvrira de peaux de bêtes puis de vêtements, construira des habitations. Et on peut poser, à l'inverse, que la cellule initiale a préfiguré le phénomène social humain en constituant, pour survivre, de véritables sociétés au niveau biologique. Toutefois, comme le milieu cosmique change constamment dans un sens défavorable, les organismes se transforment en même temps pour conserver à la cellule les conditions de son haut fonctionnement vital, et ainsi appa- S raissent de nouvelles espèces encore plus complexes, où se perfectionne la division du travail. Pour maintenir sa fixité, pour garder toute sa capacité, la vie entre donc en opposition opiniâtre au milieu cosmique; elle suscite des appareils physiologiques et les formes anatomiques correspondantes, afin de protéger son élément fondamental, la cellule. Je rappelle ici que l'on trouvait déjà chez Claude Bernard cette conception de fixité et de constance. Mais le fondateur de la physiologie ne la situait pas; on pouvait donc la supposer plus ou moins récente, tandis que Quinton l'attache à l'apparition même de la vie. En conséquence, il y a une contradiction à l'évolutionnisme courant : dans ce quelle a d'essentiel, la vie n'accepte pas de s'adapter. Les modifications des organismes qu'elle anime ont précisément pour but de refuser ce compromis. Mais à quoi s'adresse ce refus ? A une dégradation des organismes, à ce lent retour au chaos de l'inorganisé, donc à l'anéantissement. Une image saisissante de Quinton définit l'évolution non pas comme une obéissance aux forces hostiles du cosmos, mais comme une insurrection de la vie contre l'ensemble de ces forces dans ce qu'elles ont de préjudiciable. Dans le cours de l'évolution, la cellule refuse donc l'adaptation qui entraînerait sa déchéance, elle construit des barrages, suscite indéfiniment des victoires sur les conditions du milieu ambiant, de sorte que, finalement, c'est le milieu qu'elle adapte à elle-même. Cette conception n'est pas une vue de l'esprit, elle est fondée sur les nombreuses expérimentations des trois lois de constance. La vie révèle ainsi une manière de volonté, et une volonté intelligente, capable de dresser des défenses au milieu d'un combat incessant où elle doit parfois abandonner du terrain, — ce qui rejoint sur ce point l'inexorable sélection naturelle de Darwin, quoique dans une autre perspective. Donc, la vie invente, essaie successivement mille parades visant au maintien de son intégrité. Elle résiste avec une plasticité infinie, mais en même temps elle conquiert, elle triomphe de ce changement continu qui devrait l'amoindrir, et elle utilise celui-ci, en fin de compte, pour maintenir sa plénitude. Cette conception n'est-elle pas infiniment plus riche, plus séduisante, plus féconde pour l'esprit, disons même plus optimiste et plus exaltante, qu'un évolutionnisme accordant tout au hasard de la sélection naturelle ? Que devient l'Homme dans cette aventure générale de la vie, comment son destin vient-il s'y insérer ? Des travaux! de Quinton on a tiré parfois la conclusion que la seule finalité de la vie c'était de se maintenir suivant les impératifs des origines : « Toute l'histoire de l'évolution, écrit encore Jules de Gaultier, n'est donc que la suite des mesures avisées prises par la matière vivante en vue de se conserver, et la Biologie apparaît ainsi qu'une science dont le cercle est entièrement fermé. Elle n'est plus un péristyle donnant accès vers le secret d'un temple. Elle renferme en elle-même son propre sanctuaire et la vie, au sens purement physiologique du terme, est le principal et le seul personnage du cycle dont elle reproduit l'histoire. Elle absorbe tout l'intérêt, elle n'y tient point le rôle d'un annonciateur, mais elle montre à la fois un avènement et un but. » Nous entrons là dans le domaine de la philosophie, par conséquent du choix arbitraire des conclusions. Jules de Gaultier pouvait parfaitement se servir des travaux de Quinton pour justifier sa propre conception de la vie, de même qu'un autre type d'esprit aboutira à des jugements de valeur absolument inverses, on le verra. Mais l'opinion de Quinton mérite au moins d'être citée, elle aussi, encore qu'il prenne bien garde de ne pas laisser déteindre ses propres tendances, même les plus profondes, sur ses travaux scientifiques. Certes, c'est lui qui a dit que l'espèce humaine participe du génie du vertébré supérieur quand elle se sert de ses facultés pour créer un milieu artificiel qui d'abord la protège, et ensuite lui permet de maîtriser la nature afin de la faire servir à ses fins propres. Mais en outre, Quinton ne nie pas l'évolution, il l'écrit lui-même : « Ces lois de constance excluentelles l'évolution ? Tout au contraire, elles l'ont nécessitée, puisque des organes nouveaux ont dû mettre les êtres à l'abri des influences extérieures et maintenir en eux les conditions originelles et permanentes de l'intensité vitale. » L'erreur de Darwin avait été de vouloir soumettre la biologie à l'anatomie. Et Quinton démontrait que, si les formes anatomiques sont changeantes, c'est précisément pour permettre aux valeurs biologiques de se maintenir dans leur pleine intensité. On peut donc dire que Quinton complétait en le bouleversant l'évolutionnisme de Lamarck et de Darwin, grâce à cette synthèse de la biologie, de la physiologie et de l'anatomie. Pourtant, il offusquait toute la partie mythique et quasi religieuse du transformisme, qui voyait en l'homme le sommet de la création. Or, si Quinton n'a pas voulu, du moins dans ceux de ses travaux qui ont été édités, entrer dans un tel débat, il semble bien avoir retrouvé par une autre voie, non plus métaphysique mais scientifique, une conception analogue du destin de l'espèce. Il est encore prématuré de révéler certains travaux de Quinton qui exigent un lent dépouillement tant la matière en est riche. Toutefois je relève, dans un des chapitres de son ouvrage encore inédit, La Science de la Sensibilité, un passage qu'il me semble nécessaire de citer pour montrer les ouvertures prodigieuses de sa conception : « Le feu trouvé, je ne crois pas que la nature ait à poursuivre la transformation des espèces. L'homme tient dans sa main le poids qui balancera dans le plateau l'aggravation du refroidissement terrestre. L'homme semble devenir à la fois maître de soi et de la vie des espèces. La géologie témoigne du nombre considérable de celles qui ont disparu. L'homme, pour un temps très long, au moins égal au temps nécessaire à la découverte d'un aliment chimique, permettra de vivre, comme au cheval, à celles qui lui plairont. Cela est-il risquer une bien vaste hypothèse que d'avancer qu'au jour où le soleil s'éteindra, l'homme possédera un pouvoir de vivre tel que, si le secours solaire reparaissait alors, il relèverait de l'inutile. Ce que l'on nomme la fin du monde ne me paraît pas avoir un très juste sens. » Chapitre VII En mars 1904, Edmond Perrier présente en séance de l'Académie des sciences un livre dont on trouve le titre « énigmatique », mais tous les assistants tombent au moins d'accord sur le fait qu'il ne laisse personne indifférent. L'Eau de mer, milieu organique, à peine sorti des presses, vient de faire son apparition dans le monde savant, et crée immédiatement les remous les plus divers. Marey s'était fait une joie d'introduire à l'institut cet ouvrage, dont il avait suivi pas à pas la maturation, présenté lui-même certains éléments au titre de communications à l'Académie des sciences ou à la Société de biologie, et qui lui est dédié. Mais, gravement malade puisqu'il va mourir dans quelques semaines, il a transmis à Perrier la tâche qu'il avait si bien assumée jusqu'ici d'aider ce génial Quinton à s'imposer. Perrier n'est pas le premier venu, il professe au Muséum d'Histoire naturelle dont il est aussi directeur, fait partie de l'Académie des sciences et laissera un nom dans l'histoire des sciences naturelles. D'ailleurs, lui aussi est « quiritonisé », pour employer une expression qui va devenir à la mode. Mais, en ce mois de mars 1904, c'est tout de même là l'ouvrage d'un quasi-inconnu n'ayant pas encore atteint la quarantaine et ne possédant aucun titre, que le savant Edmond Perrier va présenter devant un docte aréopage de têtes la plupart chenues et couronnées de lauriers divers. Ce livre va susciter un tel intérêt, parfois une telle passion, et pas seulement dans les milieux scientifiques, qu'il est intéressant de connaître l'état d'âme de son auteur tandis qu'il le composait : « Je suis engagé depuis trois semaines dans mon chapitre « la Chimie biologique » que je pensais seulement esquisser, écrivait-il à un ami. J'ai eu le bonheur de trouver les documents confirmant mes prévisions. Je puis maintenant opposer d'une façon frappante la matière vivante au milieu vital : les deux milieux minéraux se font opposition l'un à l'autre. C'est un point important acquis, et qui jette une lumière sur toute la chimie biologique. J'ai dû étudier cette science nouvelle et me mettre au courant des travaux les plus récents. Les jours s'entassent sur les jours, mais les horizons s'élargissent. Vous ignorez quelle noblesse divine rejaillit sur l'homme, de la connaissance. Cela est s'approcher des dieux que de savoir! Il y a de l'impiété humaine à ne pas s'augmenter de l'acquisition des hommes. Je frémis quand paraît devant moi une tête de chapitre d'une matière que j'ignore. Mécanique, physique, mathématique, mécanique céleste, que d'autres encore innombrables matières dont je ne serai peut-être pas même le fiancé! » Mais rien n'apparaîtra de cette tension dans ce monument qu'est L'Eau de mer, milieu organique. Dans cet ouvrage, de cinq cents pages en petits caractères, parsemé d'analyses, de tableaux et de comptes rendus d'expériences, l'esprit scientifique ne fait aucune concession à l'imagination. On admire la démarche d'une intelligence géniale, partant de l'observation pour proposer des hypothèses sobrement exposées, puis analysant minutieusement les plus petits détails du problème, élaborant progressivement des synthèses, procédant à des expérimentations, puis aboutissant à des lois. On constate chez Quinton le même souci que chez Claude Bernard de prendre sa démonstration de fort loin, afin que l'on ne puisse jeter le doute sur ses conclusions en discutant des prémisses. C'est pourquoi il commence par démontrer l'origine aquatique de tous les organismes animaux, notion qui est pourtant généralement acquise à l'époque. Mais il le fait d'une telle façon que Marey lui a écrit, quand il a reçu ce début : « Perrier a lu votre travail, et le trouve fort bien fait; il fait observer que les zoologistes modernes adoptent généralement l'origine aquatique des espèces animales et végétales. Mais à défaut d'absolue nouveauté, votre travail a pour lui d'être très démonstratif et très complet. » C'est dans le même esprit que René Quinton, avant d'aborder l'essentiel de ses travaux, établira ensuite l'origine marine de tous les organismes animaux, puis l'origine marine des premières cellules animales. Ayant ainsi déblayé le terrain, il expose alors une conception originale de l'organisme en quatre grands départements, conception neuve qui clarifie l'étude de la physiologie. Le premier sans doute, Quinton propose un schéma très simple, permettant de parfaitement comprendre ce qu'est l'organisme animal, et sur lequel on peut ensuite greffer logiquement les différents systèmes physiologiques et les organes. Après ses travaux d'approche sur la cellule, il établit donc la division fondamentale de l'organisme en quatre grands départements : Milieu vital ( ou milieu intérieur ), Matière vivante, Matière morte, Matière sécrétée. Dans le milieu intérieur, sur la définition duquel je ne reviendrai pas, la matière vivante, qui est l'ensemble de toutes les cellules douées de vie de l'organisme, puise les éléments nutritifs et se débarrasse des déchets. La matière morte, bien que d'origine vivante, est l'ensemble de toutes les productions cellulaires destinées à jouer dans l'organisme un rôle purement physique ou mécanique, substance fondamentale des tissus conjonctifs et épithéliaux, cartilagineux, osseux, dentaires... Enfin, vient la matière sécrétée, résultat de l'activité cellulaire en vue des besoins de l'organisme. Dans la suite de son livre, Quinton développe longuement les conceptions dont j'ai parlé, résumées déjà par lui dans des communications aux sociétés savantes, mais en accordant une place prépondérante à la théorie marine, car cet ouvrage ne devait pas être le seul. Les lois de constance thermique et osmotique sont exposées en vingt pages, qui se terminent par l'énoncé de la loi de constance générale; c'est dire que l'ouvrage presque tout entier est consacré à la démonstration de la loi de constance marine. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'exemples d'un ouvrage aussi sévère, d'une si haute tenue scientifique, et cependant capable de toucher immédiatement un assez grand public tandis qu'il éveille des réactions passionnées dans tous les milieux. J'ai mis plus d'une semaine à compulser, — car il n'était pas question de lire à proprement parler, — la collection des articles qui ont été publiés sur les travaux de Quinton dans les quotidiens, hebdomadaires, mensuels, revues scientifiques. Dès 1904, c'est dans le monde entier qu'ils sont diffusés et presque toujours par des textes importants et étendus qui annoncent la révélation d'un « Darwin français ». Pour les Etats-Unis, par exemple, j'ai dénombré vingt-deux grands papiers ( et je doute que Quinton ait pu avoir tout ce qui se publiait ), dans des journaux de New York, Chicago, Los Angeles, Boston, San Francisco, Pittsburg, etc. Et des grands Etats jusqu'au Paraguay, au Siam et à l'Islande, il n'est pas de pays ou presque qui soit absent de cette anthologie mondiale. Mais c'est évidemment en France que nous pouvons le mieux évaluer l'immense retentissement de l'ouvrage dans de multiples directions. La grande presse est enthousiaste; on voit bien qu'à travers la rigueur de la démonstration scientifique c'est la sensibilité même qui a été touchée. Voici quelques extraits parmi les plus lyriques : « Il s'agit de l'un des Evangiles de la science moderne. » « Les notions apportées par M. René Quinton sont de celles où la science dépasse l'imagination des poètes... elles ouvrent sur le monde des vues les plus vastes et embrassent un ensemble de phénomènes. » « Après Copernic et Newton, le ciel changea d'aspect, les hommes le regardèrent avec des yeux nouveaux. Après René Quinton, la mer prend une figure nouvelle, les générations à venir la contempleront avec des sentiments différents des nôtres. Le grand secret de la mer, pressenti en visionnaire par Michelet, est désormais vaincu. » « Cet oiseau qui vole au-dessus de nos têtes, ce chien qui accourt, et l'homme lui-même, portent en eux deux tiers de leur poids d'eau de mer; et cette eau de mer meut ces ailes rapides, anime le regard de notre chien, et fait battre notre cœur. Conception plus extraordinaire que toutes les imaginations d'un Edgar Poe, et que cependant toutes les expériences, toutes les observations viennent confirmer. » « Quand nous songeons que le sang qui fait la chaleur et le mouvement des êtres, qui apporte la grâce, la beauté et les nuances aux corps passionnés, le sang qui anime la pensée divine dans les esprits, se compose de quelques gouttes de ces flots qui battent les rochers et dessinent la courbe des plages, un sentiment s'éveille en nous, comparable à la piété des Hellènes pour qui Vénus, mère des hommes et des dieux, était vraiment née de l'onde amère. » « Les théories et les travaux de Quinton ne font rien de moins que de révolutionner de fond en comble toute la science et toute la philosophie. » « Les magistrales recherches d'un jeune savant, M. René Quinton, sont en train de transfigurer toute la biologie. » Dans les feuilletons scientifiques et les revues, si le ton est plus mesuré, la louange reste au même niveau. « Il n'y a rien là qui soit légende, tout est constatation et vraisemblance, rien n'est plus grandiose ni plus beau, peuton lire par exemple dans la revue l'Université de Paris... le cycle que le savant vient de nous faire parcourir est tout ce qu'il nous est permis de connaître de nous dans le temps et dans l'espace. » Pour ce chroniqueur scientifique connu qu'est Emile Gautier, L'Eau de mer, milieu organique est un véritable monument qui ne peut guère se comparer qu'à YOrigine des Espèces, de Darwin. Dans beaucoup de ces articles, on retrouve l'idée que rien n'a paru d'aussi important depuis YOrigine des Espèces de Darwin; c'est à ce niveau de valeur qu'on situe l'ouvrage. Mais ce serait mal connaître la force des préjugés, le poids de l'inertie, que d'imaginer une approbation unanime. Il est indéniable que les tenants du darwinisme contre-attaquent un peu partout; ils voient avec une sorte de stupeur indignée remettre en cause ce qui leur semblait un dogme infaillible, ils n'ont pas compris ou se refusent à croire que la conception de Quinton ne nie pas le transformisme, mais lui donne un sens nouveau. On trouve un excellent témoignage de cet état d'esprit, disons à un niveau de culture moyen, dans ce passage d'une violente diatribe publiée par un grand quotidien : « Mais où le bât nous blesse, c'est que M. Quinton s'érige en adversaire de Darwin, c'est pour opposer à l'évolution progressive ce qu'il appelle sa loi de constance. Selon M. Quinton, il y a stabilité, fixité, et non possibilité de progrès. Alors, il n'y a pas de progrès du mollusque au poisson, au reptile, au mammifère, au singe, à l'homme, pas de progrès du Boschiman à l'Européen et, soit dit sans me flatter, au Parisien ? Or, le fait scientifique, c'est non la fixité, mais la variation. Et dans des conditions normales, la variation a pour corollaire forcé le progrès, physique d'abord, puis intellectuel, puis social. » Derrière cette argumentation qui se prétend scientifique et est totalement en porte à faux, on voit bien, en effet, où le bât blesse. C'est la réaction affective classique de tout croyant, dont la religion qu'il vénère est pour lui une nécessité vitale, quand il la croit menacée par une pensée nouvelle. Et comme il fallait aussi un Zoïle à cet Homère de l'odyssée de la vie depuis ses origines, voici qu'on le trouve dans El Correo Catalan, de Barcelone : « Nous n'avons jamais pu comprendre, écrit l'auteur du pamphlet, le sens d'une phrase qu'on emploie chez nous d'habitude contre ceux qui exposent des insinuations malicieuses pour nous tromper; la phrase est celle-ci : Te veo, besugo! ( Je te vois, besugo! ) Maintenant, nous comprenons la phrase : gracis à René Quinton que debe ser un atun, aunque segun el run run es sabio de profesion. parce qu'il n'y a qu'un thon qui puisse si bien savoir ce qui se passait au fond des mers avant qu'il n'y eût des hommes sur la terre. Quant à moi, j'enfermerais Quinton dans une cellule comme un fou stupide, cette cellule qui se développe dans la mer que Quinton occupait sous la forme d'un poisson. Ainsi que nous disons à Darwin : « Je te vois, singe », nous pouvons dire à Quinton, qui n'est qu'un fou à lier : « Je te vois, besugo! » Chapitre VIII IL ne faudra que deux ans à Quinton pour triompher. Etrange destin quand on le compare à celui de Pasteur. Car Pasteur se heurte d'abord à une incompréhension quasi totale, il est raillé et bafoué, il doit lutter opiniâtrement pour imposer ses idées et ses méthodes; mais quand il y parvient, le voilà installé pour toujours dans la gloire! Quinton, lui, n'a apparemment aucun mal à s'imposer. Surgi du néant, ne possédant aucun des titres dont Pasteur pouvait tout de même s'autoriser, il envoûte Marey qui est alors une célébrité, subjugue d'authentiques savants dont les noms sont aussi très connus. En octobre 1906, c'est-à-dire deux ans après la publication de son ouvrage, les travaux de René Quinton reçoivent la consécration de ce que l'on considère comme l'élite du monde scientifique et intellectuel, et qui représente en tout cas l'officialité : le résumé dans ses grandes lignes de la théorie quintonienne est présenté à l'institut de France, au cours d'une séance solennelle où siègent les cinq Académies. Et l'introducteur est Albert Dastre. Arrêtons-nous un moment pour comprendre la portée de l'événement. Albert Dastre a été un des disciples préférés de Claude Bernard, puis il s'est fait, par ses travaux et ses ouvrages, un nom qui subsistera. En 1906, il est secrétaire de l'Académie des sciences et Quinton n'est qu'un autodidacte! Or la position prise par Dastre est sans équivoque : à la fin de son discours, il résume, dans une formule saisissante, tout ce qui rapproche Quinton et Darwin malgré l'opposition de leurs doctrines : « Darwin nous apprend que l'obéissance à la loi d'adaptation régit les formes animales. Quinton nous apprend que la résistance à l'adaptation régit la vie animale. » On ne peut guère mieux rendre justice à Quinton en montrant qu'il avait prouvé l'importance prépondérante de la biologie dans l'examen des phénomènes de la vie et replacé dans leur vraie perspective, qui est celle de l'anatomie, les travaux de Darwin. On se trouve ici en face d'un problème fort troublant, et qui peut être une source d'inquiétude si l'on croit que l'histoire naturelle n'est pas sans rapport avec l'histoire tout court et que ses doctrines influencent la condition des hommes. La conception quintonienne peut bien séduire le non-spécialiste, le profane, même très cultivé, par la rigueur des démonstrations sur lesquelles elle se fonde : on lui dira sans doute qu'il n'est pas qualifié pour porter un jugement. En toute humilité, même purement apparente, il doit donc s'en rapporter aux spécialistes, aux savants. Et à ce moment, il ne sait vraiment plus ce qu'il doit croire. Depuis le début du siècle, il n'y a eu aucune acquisition majeure se rapportant à la conception évolutionniste, puisque la théorie des mutations, malgré son importance, ne change rien à l'essentiel de la doctrine. Donc, il faut bien constater l'alternative : ou bien des savants comme Marey, Perrier, Dastre, Hallion, Grasset et tant d'autres faisaient une grossière erreur en acceptant les conclusions de Quinton, et se ridiculisaient en le mettant sur le même plan que Darwin; ou bien la science de leurs successeurs présente une lacune immense, qui la fausse complètement, en ignorant totalement la grande loi de constance, ou bien, la connaissant, en l'ayant écartée. La séance de l'institut a aussitôt un grand retentissement. Les esprits objectifs que ne déforment nulle passion partisane, emboîtent le pas à Dastre, comme l'écrivain Paul Adam, un peu oublié aujourd'hui, mais alors célèbre, qui écrit dans Le Journal : « L'importance extrême de la découverte fut'consacrée par M. Dastre. Solennellement le discours de ce savant établit la justification des travaux de M. Quinton... Devant la loi d'évolution posée par Darwin, une loi de constance s'édifie. Or, que l'on songe à l'influence prodigieuse de Darwin et de sa pensée sur tous les esprits scientifiques, littéraires, artistes et politiques; que l'on compte les hypothèses et les systèmes construits à la suite de cette donnée; que l'on suppute, en outre, les multiples conséquences morales et spirituelles de la conception de M. Quinton; et l'on imaginera comment la philosophie, les lettres, les arts, la politique, peuvent s'exercer en commentant et en symbolisant le principe de constance, en considérant sous leurs mille aspects, les origines et les destinées de l'homme océanique. Une fois de plus, le principe de transformation et le principe de tradition sont recommandés par la science comme les deux forces indispensables à la vie, à celle des sociétés, aussi bien qu'à celle de l'individu, » Mais les adversaires du savant ne se tiennent pas pour battus. Il faut dire que les travaux de Quinton ont débordé le domaine de la connaissance scientifique. Tout d'abord des intellectuels s'en sont emparés, Jules de Gaultier croit y trouver la justification biologique de sa philosophie du bovarysme, Rémy de Gourmont en tire une loi de constance intellectuelle. Mais la politique aussi s'en mêle, la droite aussi bien que la gauche essaient de trouver dans les travaux de Quinton la justification de leurs principes. Le rédacteur de L'Humanité, journal de Jean Jaurès et du parti socialiste, écrit dans un long feuilleton : « Un homme s'est rencontré, un esprit supérieurement précis, aussi peu souillé que possible de métaphysique et de mystagogie, M. René Quinton, pour reprendre à son compte, en langage scientifique, la légende de Vénus, et pour en dégager une théorie... singulièrement originale dans ses conclusions, étayées d'un tel luxe de raisonnements et de preuves quelles semblent devoir ravir, d'autorité, la conviction des plus sceptiques... Il ne manque pas de bons juges pour déclarer que, depuis Darwin, il n'avait peut-être rien paru d'aussi sensationnel nulle part en matière de philosophie naturelle. » De leur côté, la droite et L'Action française veulent tirer le savant à elles. Paul Bourget, Maurras, Léon Daudet, voient dans les lois de constance une valorisation du traditionalisme. Un théoricien et militant alors célèbre de l'extrême-gauche, Georges Valois, trouve dans l'ouvrage de Quinton son chemin de Damas et se convertit bruyamment à l'idée monarchiste. Dans une époque de passion politique, l'événement prend une importante considérable, et ne gagne pas à Quinton la sympathie des démocrates. Pourtant, quand Maurras déclare « qu'il s'agit d'un ouvrage magnifique par son ordre, sa décision, sa méthode, et par les conclusions qu'il apporte, où notre thèse peut trouver des appuis », Georges Guy-Grand montre bien tout ce que ces efforts pour annexer Quinton peuvent révéler de parti pris idéologique : « De la conception du savant, M. Valois a cru pouvoir conclure indirectement à une philosophie de l'autorité et Paul Bourget à une apologie du conservatisme. Mais Rémy de Gourmont a cru pouvoir conclure tout aussi ingénieusement — ou tout aussi illégitimement, à une philosophie de la révolte. M. Quinton ne parle-t-il pas en effet de la révolte du vertébré, qui n'a pas voulu se laisser anéantir par les conditions ambiantes ? Le révolutionnaire qui refuse de se soumettre participe donc, à sa manière, au génie du vertébré. Et ainsi le même concept scientifique peut légitimer des théories les plus opposées. Hâtons-nous de dire qu'elle n'en légitime aucune scientifiquement. » On a une idée du remue-ménage intellectuel causé par Quinton quand on lit un ouvrage qui ne s'intitule rien de moins que Les Lois de M. Quinton et la Bible. Je n'ai pas inversé l'ordre, la Bible vient en second dans le titre! Et l'auteur, le docteur Louis Raffalli, qui fait état de fonctions officielles et de diverses médailles scientifiques, compare tout simplement Quinton à Moïse, ils se complètent mutuellement d'après lui. Ces mouvements passionnés montrent bien que les lois de constance ont suscité un bouleversement des conceptions chez tous les contemporains qui comptent. Jules de Gaultier avait raison en déclarant, dès la sortie du livre, que les lois de Quinton auraient des répercussions dans tous les domaines, philosophique, moral, politique... Mais c'est au niveau le plus élevé, où se confrontent la science, la philosophie et la métaphysique, dans ce creuset où s'élaborent les valeurs de l'avenir, que les travaux de Quinton trouvent leur suprême aboutissement, d'une façon telle qu'il est en avance d'un demi-siècle, et qu'il faut, dans ce domaine, non plus le redécouvrir, mais le découvrir tout bonnement. Il faut demander au lecteur un effort d'attention, car nous abordons ici une notion qui a peut-être pour nous beaucoup plus de signification que la conquête de la Lune ou de la planète Mars, mais qui n'est peut-être pas aisément assimilable, d'autant plus qu'elle n'a jusqu'ici reçu aucune diffusion en dehors de l'élite scientifique, et même d'une partie seulement de celle-ci. Le débat ouvert autour de l'entropie est bien le « formidable événement venu sur des pattes de colombe »... Toute la pensée scientifique du XIXe siècle, ou peu s'en faut, croyait à l'unité absolue des phénomènes de la matière. Les êtres vivants aussi bien que le monde inorganique, minéral, obéissaient aux mêmes lois physico-chimiques. La clé de cette conception se trouve dans la deuxième loi de la thermodynamique, dite de Carnot-Clausius, qui établit l'entropie. On ne trahira pas cette loi fort savante en disant qu'elle prouve un décroissement continuel de l'énergie disponible dans tous les états successifs de la matière, c'est-à-dire une marche inéluctable vers le néantissement, ou tout au moins vers le « chaos atomique ». La loi de Carnot-Clausius démontre que tous les changements physiques, dont la matière est incessamment l'objet, se dégradent en chaleur. Cette dégradation est l'entropie, qui n'est pas du tout un concept, une idée philosophique, mais une quantité physique mesurable souligne le physicien Schrôdinger, au même titre que la longueur d'une baguette, la température en un point quelconque d'un corps, la chaleur de fusion d'un cristal ou la chaleur spécifique d'une substance. On voit bien comment, selon cette constatation, les données physico-chimiques régiraient totalement notre univers. Pendant une certaine durée, la planète s'est trouvée dans une période d'expansion créatrice, suscitant des combinaisons d'atomes, puis de molécules, pour aboutir finalement aux riches complexités des organismes vivants. Mais cette expansion s'est arrêtée, puis elle a été remplacée par un processus de dégradation. « L'entropie est la tendance de l'énergie à l'éparpillement moléculaire et sa tendance à rester dans cet état », écrivait récemment M. Jean Mercier, professeur à l'Académie des sciences. On peut comprendre assez aisément, je crois, cette notion d'entropie grâce à une image. Contemplons la grande pyramide de Chéops, en pensant au destin de cette masse colossale. Dans une lente mais fatale dissociation, elle se transformera en un immense tas de sable, qui petit à petit s'effondrera; puis chaque grain de sable se dissociera à son tour en molécules, réalisant ainsi « l'éparpillement moléculaire » dont parle M. Jean Mercier et chaque molécule libérera ensuite ses atomes constituants. Ainsi cette pyramide aura-t-elle obéi à la loi fondamentale d'entropie, qui, pour reprendre une expression de Schrôdinger, « exprime simplement la tendance naturelle des choses à se rapprocher de letat de chaos », et notre univers tout entier suit le même processus de dissociation, de néantissement. Dans cet état, la substance existera toujours, à l'état atomique, mais tous les corps qu'elle avait précédemment constitués seront en quelque sorte dissous, elle ne présentera plus qu'un « chaos atomique », toujours selon Schrôdinger. Or les lois de constance, que René Quinton a formulées à partir de multiples expérimentations, s'inscrivent en faux contre cette conception. La vie organique, tout au moins dans les espèces les plus récentes et les plus élevées, échappe à cette dégradation énergétique, elle lui oppose une résistance victorieuse, et mieux encore, elle se nourrit du milieu physico-chimique ambiant, soumis à cette entropie, pour construire justement le contraire de l'entropie. Un demi-siècle avant la pointe avancée de la physique moderne, Quinton met en évidence cette « entropie négative » que nous examinerons tout à l'heure à travers Schrôdinger. L'examen que j'ai commencé de la masse des inédits de Quinton, correspondance et travaux scientifiques, ne m'a pas permis d'établir si lui-même avait vu cette conséquence, dont la portée est incalculable, des lois de constance. Et il semble que personne ne l'ait alors soupçonnée, à part un jeune philosophe qui va devenir célèbre, Henri Bergson. Dans son Evolution créatrice, qui paraît deux ans après L'Eau de mer, milieu organique, Bergson déclare dès l'abord : « Nos conclusions générales, quoique très différentes de celles de M. Quinton, n'ont rien d'inconciliable avec elles. » Puis Bergson s'attaque au principe de la dégradation de l'énergie exprimée par la loi de Carnot-Clausius, il nie que l'entropie soit aussi la dominante de la vie organisée. « ... C'est à la vie qu'il appartiendra de se créer à ellemême une forme appropriée aux circonstances qui lui sont faites. Il va falloir qu'elle tire partie de ces conditions, qu'elle en neutralise les inconvénients et qu'elle en utilise les avantages, enfin quelle réponde aux actions extérieures par la construction d'une machine qui n'a aucune ressemblance avec elles... Tout se passe comme si elle faisait son possible pour s'affranchir de ces lois générales ( de la matière inerte )... Elle se comporte comme ferait une force qui, laissée à elle-même, travaillerait dans la direction inverse. » Tout cela est visiblement inspiré de Quinton, Bergson en donne la preuve en parlant des « analyses qui montrent dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend », car seuls les travaux de Quinton, à l'époque, constituaient ces pertinentes analyses. Quarante ans plus tard, en 1948, était publié un ouvrage d'Erwin Schrôdinger, prix Nobel, célèbre par ses travaux sur la mécanique ondulatoire, intitulé : Qu'est-ce que la vie, l'aspect physique de la cellule vivanteB. Schrôdinger indiquait tout d'abord qu'il avait confronté son point de vue de physicien avec les données expérimentales que les biologistes ont amassées sur le comportement des cellules. Or, de cette confrontation, il tirait la preuve que la physique avait fait une erreur en appliquant à la vie organisée le concept d'entropie. Il cite Maurice de Broglie déclarant que « les phénomènes de la vie ne paraissent pas obéir au principe de Carnot, et sont même en contradiction flagrante avec le deuxième principe de la thermodynamique ». Pour Schrôdinger, « la vie paraît être un comportement ordonné et réglementé de la matière, comportement qui n'est pas basé uniquement sur sa tendance de passer de l'ordre au désordre, mais basé en partie sur un ordre existant qui se maintient ». Il parle ensuite de la « faculté étonnante que possède un organisme de pouvoir concentrer sur lui-même un courant d'ordre et d'échapper ainsi à la chute dans le chaos atomique, de s'abreuver d'ordre aux dépens d'un environnement approprié ». Pour lui, l'ordre est le maintien d'organismes vivants et complexes, le désordre restant la tendance au néantissement. Comment Schrôdinger va-t-il dénommer ce qu'il vient de découvrir ? Il opère alors une distinction entre l'entropie classique, qu'il nomme entropie positive, et son contraire, qu'il appellera l'entropie négative. Il sent fort bien lui-même tout ce qu'a d'équivoque cette dernière expression pour désigner la vie, et il la qualifie de « peu commode ». Un peu plus tard, c'est Jacques Ménétrier, je crois, qui la remplacera par le mot d 'anentropie. Ignorant visiblement tout de Quinton, Schrôdinger redécouvre pourtant une partie de ce qu'il a démontré avec ses lois de constance, quand il se demande comment on peut expliquer la « merveilleuse faculté que possède un organisme vivant de ralentir sa chute vers la mort » et déclare : « Cela paraît suggérer que la température plus élevée des animaux à sang chaud offre l'avantage de leur permettre de se débarrasser de leur entropie à une vitesse plus grande, de façon à permettre un processus vital plus intense. » Pourtant, il n'a fait que retrouver, et d'avancer timidement, un fragment de cette loi de constance thermique si magistralement démontrée par Quinton! Quant aux deux autres lois complémentaires qui lui fourniraient des arguments péremptoires, il n'en a jamais entendu parler, selon toute vraisemblance. On pense ici à cette navrante affirmation d'un contemporain déclarant, contre l'opinion commune, que les connaissances ne s'accumulent pas forcément, que beaucoup, même parmi les plus importantes, disparaissent du patrimoine humain. La physique moderne doit donc découvrir les travaux de Quinton pour donner une assise inébranlable à son concept d'anentropie. Il ne s'agit pas là d'une satisfaction purement gratuite. « Finalement, l'esprit triomphe toujours du sabre », a reconnu Napoléon malgré son penchant pour le maniement des armes. Et il est vrai que les idées mènent le monde, pour le meilleur et pour le pire, en mobilisant des sentiments et des forces. Il n'est pas du tout indifférent, par la suite de l'histoire humaine, de savoir si la vie est un simple phénomène obéissant à un processus général de dégradation, de néantissement, ou au contraire, comme Quinton semble l'avoir démontré, l'effet d'une force antagoniste à ce que le XIXe siècle avait appelé l'entropie. Nos institutions, nos sociétés, nos techniques, nos politiques, notre morale même, dépendent de cet éclaircissement au niveau le plus élevé de la pensée. Chapitre IX CETTE consécration officielle, ce triomphe qu'il n'avait pas espéré aussi rapide, la célébrité désormais acquise, tout cela n'a rien changé en Quinton. Dans sa correspondance inédite, que j'ai pu consulter et qui fait sans doute de lui un des plus grands épistoliers de notre langue, on ne relève que de très hautes préoccupations. Les attaques sont commentées par lui avec un détachement à peine ironique, parfois avec une véritable joie d'amusement, par exemple quand il parle de l'article espagnol qui le traite de besugo. La passion de la recherche scientifique et de ses prolongements pratiques le brûle, le mobilise tout entier. Il y a chez Quinton, le besoin de servir, la seule recherche ne lui donne pas le sentiment d'un devoir pleinement accompli. « Ce n'est rien qu'avoir du génie, écrit-il à Jules de Gaultier. C'est peu qu'un arbre porte un fruit : il faut le porter au marché. L'acte seul entre dans le domaine de la relation, du rapport avec les autres hommes. » Et ce propos s'éclaire encore d'une exclamation qui échappe un jour à cet homme si soucieux de masquer sa sensibilité : « La maladie que je porte en moi est l'amour des êtres humains. » Au moment où les travaux de Quinton ont mis en émoi le monde intellectuel et politique, Gustave Le Bon lui demande de composer, pour la bibliothèque de philosophie scientifique qu'il dirige chez Flammarion, un volume sur l'extension des lois de constance dans les domaines de la sociologie et de la politique. Lucien Corpechot, qui assistait à la conversation, peint letonnement de Quinton : il a, pour l'instant, des devoirs plus pressants que d'écrire des livres. — Mais quels devoirs ? interroge le Bon. — Sauver des vies humaines. — Mais comment ? — En ouvrant des dispensaires. Le célèbre sociologue ne put s'empêcher de confier ensuite à des amis communs que Quinton poussait vraiment trop loin le goût du paradoxe. L'idée d'ouvrir des dispensaires lui paraissait comique. Mais le jeune savant n'avait pourtant fait qu'avouer sa préoccupation profonde. Dès le début de ses recherches, Quinton avait bien vu que sa conception marine débouchait directement sur une thérapeutique. Ses travaux n'aboutissaient pas seulement à une nouvelle vision des avatars de la vie cellulaire, au travers du changement des formes depuis les origines, ils impliquaient aussi une conception de l'organisme. Le milieu intérieur constitue le niveau physiologique fondamental, l'état de la cellule dépend de son intégrité; chaque fois que ce milieu intérieur s'altère, les cellules pâtissent, des fonctions s'accomplissent mal, et les organes souffrent. En dernière analyse, malgré la complication de la physiologie et de l'anatomie, un organisme n'est pas autre chose qu'un tube de culture, et de cellules qui y cultivent. Somme toute, ainsi que Claude Bernard l'avait dit, la cellule vit dans l'organisme animal comme le poisson dans les eaux, elle se trouve dans un véritable aquarium à l'intérieur de notre corps. Mais où les travaux de Quinton parachevaient ceux de Claude Bernard, c'est en démontrant la nature de ce milieu intérieur, en prouvant qu'il était littéralement de l'eau de mer, que cet aquarium était donc un aquarium marin, où continuent à vivre, dans les conditions des origines, les colonies cellulaires. Pour expliquer à des amis l'idée qui lui était venue, Quinton employait une image. Des poissons vivent allègrement dans l'eau pure d'un aquarium; au bout de quelque temps, cette eau s'altère, les poissons perdent leur activité, ils s'acheminent vers la mort. Qu'on renouvelle à temps l'eau de l'aquarium, la force et la vivacité des poissons reparaît aussitôt. L'eau de mer, introduite dans l'organisme humain, devait donc pouvoir y jouer un rôle utile dans tous les cas où le milieu intérieur était vicié pour une cause quelconque, empoisonnement chimique ou infection microbienne, insuffisance des organes éliminateurs, défauts de certains apports alimentaires, etc. Somme toute, Quinton prend ici exactement le contrepied de Pasteur. Le fondateur de la microbiologie avait consacré sa vie à la recherche du microbe, de l'agent pathogène. Quinton, à partir d'une conception physiologique générale, qui implique la santé quand nulle perturbation ne l'affecte, proposait une thérapeutique de défense de l'organisme contre cet agent. Avec les sérums pasteuriens, la médecine possédait des moyens de lutte directe contre l'agent pathogène proliférant dans l'organisme. Avec la méthode de Quinton, elle va disposer de moyens permettant à l'organisme de s'opposer à cet élément perturbateur, de donner à la matière vivante la force de le vaincre. A la fin de son ouvrage, Quinton ne consacre qu'un bref exposé de huit pages à sa thérapeutique, qu'il a pourtant expérimentée largement au moment de la publication. Mais cette prudence dans la relation scientifique, il eût été étonnant qu'il l'ait témoignée dans l'action. Toujours dévoré par un feu intérieur, brûlant de mettre immédiatement à l'épreuve l'idée qui l'illumine, il n'a pas procédé par étapes, il est allé aussitôt à un cas désespéré. Dans un hôpital parisien où il avait ses entrées, un malade était au dernier stade de la typhoïde, en plein coma terminal, et devait mourir dans la journée. On l'abandonne volontiers à Quinton, qui lui fait aussitôt, à onze heures du matin, une très forte injection intraveineuse d'eau de mer. Et il déclare aux infirmières, en indiquant qu'il repassera vers six heures, que le malade va reprendre connaissance, qu'il demandera à boire, peut-être même un peu de nourriture. On le prend pour un illuminé, un maniaque de l'eau de mer. Quinton ne confiera qu'à une seule personne, sa femme, l'état d'esprit dans lequel il se trouvait en revenant le soir. Malgré sa belle confiance, au moment d'entrer dans la salle après avoir monté deux étages, il est pris d'une sorte de panique, il craint de perdre la face s'il a échoué. Il redescend au rez-de-chaussée, marche de long en large en se répétant qu'il doit s'attendre, en ouvrant la porte de la salle, à voir que le quatrième lit à gauche est vide et qu'il devra alors garder tout son sang-froid, ne manifester aucun geste de déception, observer un maintien imperturbable qui ne fera pas scandale puisque personne n'a pu croire au miracle. Quinton remonte, ouvre la porte : le typhique, calé sur ses oreillers, est en train de causer avec une infirmière! Moribond le matin, l'homme est maintenant sauvé. Devant un tel résultat, on abandonne à Quinton un deuxième cas désespéré, celui d'un jeune homme qui s'est empoisonné volontairement avec de l'acide oxalique. L'eau de mer, en injections intraveineuses massives, opère le même miracle. Quinton continue ses expérimentations qu'il relatera dans une communication à la Société de Biologie, dès 1897, et commence à mettre minutieusement au point sa méthode. Un professeur de la Faculté de médecine de Bordeaux, le docteur Jolyet, prend un tel intérêt à ses travaux qu'il accepte de lui recueillir l'eau de mer dans les conditions indiquées. A travers la correspondance de Jolyet, on voit bien les difficultés que rencontre cet homme de cabinet transformé en marin pour la circonstance, car, étant donné la nature des recherches de Quinton, il a voulu faire lui-même le travail. Pour faire les injections, Quinton ramène d'abord l'eau de mer à l'isotonie organique, c'est-à-dire au taux de concentration des sels du milieu intérieur. Il le fait d'ailleurs uniquement pour écarter une inconnue et un trouble possible dans les expérimentations, malgré l'inconvénient d'augmenter ainsi de près de deux tiers la dose à injecter, puisqu'il faut cinq parties d'eau distillée pour deux parties d'eau de mer. Car il se sert d'abord d'eau distillée. Mais Quinton est un biologiste inné, et il cherche une expérimentation permettant de savoir si ce mélange ne fait pas perdre à l'eau de mer quelque propriété. Dans le mélange, il plonge des œufs d'oursins et des globules blancs et constate ainsi que ni les uns ni les autres ne survivent dans l'eau de mer additionnée d'eau distillée. Après diverses expérimentations, Quinton trouve enfin le liquide qui, mélangé à l'eau de mer, permet l'éclosion des œufs d'oursin et la survie des globules blancs : c'est l'eau de source filtrée. Le plasma sera donc désormais de l'eau de mer captée dans certaines conditions qu'il a déterminées, et additionnée d'eau de source filtrée. Quelles doses faut-il employer ? Pendant toute cette période d'expérimentation, il utilisera une dose minima de sept cents grammes pour un adulte de soixante-cinq kilos. Les injections sont faites tous les cinq jours d'abord, en diminuant par la suite la fréquence suivant leur durée d'action. Un des premiers médecins qui font confiance à Quinton lui apporte une indication précieuse. Un interne de l'Hôtel-Dieu nommé Stancouléanu, se trouve dans le service de Vasquez, en face d'un cas de cirrhose du foie aboutissant à un érysipèle. La mort étant attendue pour le même jour, le médecin décide d'essayer l'eau de mer, et obtient un plein succès puisque le malade sortit de l'hôpital deux semaines plus tard. En communiquant l'observation, il indique qu'il n'a pas fait l'injection en intraveineuse, mais en sous-cutanée. Devant un résultat aussi probant, Quinton adopte dorénavant cette technique beaucoup moins délicate. Pendant des années, à partir de 1897 jusqu'à 1904, René Quinton applique son traitement marin, pour accumuler les observations, dans les hôpitaux parisiens : Saint-Louis, Beaujon, Hôtel-Dieu, Tenon, La Pitié, grâce à la compréhension de médecins chefs comme Tennesson, Duflocq, Yasquez, Klippel, Achard, Brault, Widal, Babinsky, et à l'asile des Mouleaux, près d'Arcachon, dans les services de Lalesque et de Festal. Dès le début, il peut ajouter à ses deux premiers miraculés des réussites dans une gastro-entérite infectieuse de nature indéterminée, et dans deux cas de syphilis, le premier une syphilide maligne précoce, la seconde invétérée. Dans la tuberculose pulmonaire au troisième degré, le décès inévitable est précédé d'une période de relèvement surprenante, qui dure une semaine. Quinton signale d'ailleurs que le traitement à l'hôpital réalise les conditions de traitement les plus défavorables de la tuberculose, qualité insuffisante de la nourriture, promiscuité, nuits troublées, réveil forcé à la première heure du jour... Avec plusieurs médecins, Quinton se livre à de longues expérimentations sur la comparaison des résultats obtenus en utilisant l'eau de mer ou le sérum physiologique. Il sait que l'évolution des connaissances a créé un décalage paradoxal entre la biologie et la chimie, et qu'on lui opposera la possibilité d'injecter aussi efficacement les sérums composés en laboratoire, sans se donner la peine de capter, de traiter et de transporter de l'eau de mer. En octobre 1905, en séance de l'Académie de médecine, le professeur Porak présente un travail effectué dans son service des débiles de la maternité par le docteur Macé et René Quinton. Les observations ont porté sur quarante enfants, représentant plus de deux mille journées d'expériences. Les résultats ont été probants : parmi ces débiles qui prenaient en employa l'eau de mer en injections sous-cutanées. Quinton n'en eut connaissance qu'après avoir expérimenté la méthode marine, comme le prouve le fait d'avoir donné les premières injections en piqûres intraveineuses. moyenne 1,64 g par jour, la moyenne a été portée à 5,3 g avec les injections de sérum physiologique, alors qu'on obtenait 9,7 avec l'eau de mer, presque le double. Un interne de l'hôpital Saint-Joseph, Gabriel Lachèze, prendra comme sujet de thèse les nombreuses expériences comparatives qui ont été faites dans divers services hospitaliers, et conclura formellement à l'incontestable supériorité de l'eau de mer, en employant une image saisissante que l'on pourrait méditer de nos jours : le sérum est à l'eau de mer ce qu'un mélange d'eau et de bicarbonate de soude est à l'eau de Vichy. La thèse de Lachèze, publiée en 1905, reste toujours aussi neuve, si j'en crois des propos que j'ai entendu tenir trop souvent sur la prétendue identité des deux liquides. Il faut toutefois relever dans le travail de Lachèze une équivoque qui persiste de nos jours dans les milieux de plus en plus larges qui s'intéressent aux propriétés de l'eau de mer. En opposant dans l'utilisation en injections le sérum physiologique et l'eau de mer, l'auteur déclare que la supériorité de cette dernière consiste dans le fait qu'elle est réellement vivante. Or le sérum marin n'est pas vivant, puisqu'on peut le conserver en ampoules, et que l'eau de mer qui a servi à sa confection a été préalablement stérilisée dans des appareils, ce qui élimine tout germe, donc toute vie. Quinton l'a démontré, les sels se trouvent dans l'eau de mer à l'état minéral, inorganique, mais aussi à l'état organisé, dans des micro-organismes qui les ont en quelque sorte arrachés au milieu marin. Et pour obtenir le plasma, on élimine précisément tout élément organique vivant, afin de permettre sa conservation. Le plasma qui sert aux injections est donc un milieu minéral stérile, mais dont la composition physico-chimique permet l'épanouissement maximum de la vie cellulaire. C'est donc par cette composition que l'eau de mer en injections agit, en apportant à la cellule vivante une recharge minérale quantitative et qualitative, et non parce qu'elle serait « vivante », car elle ne l'est pas, du moins sous cette forme et dans le sens biologique du mot. Longues années de travail, d'élaboration d'une méthode, de collaboration avec une poignée de jeunes médecins hardis, d'apprentissage d'un métier nouveau, celui de soigner et de guérir, tandis qu'il faut construire pierre à pierre ce monumental ouvrage que tant de personnes, dans le milieu scientifique, attendent maintenant avec curiosité, avec passion, avec aversion même chez certains. En 1904, quand paraîtra L'Eau de mer, milieu organique, les quelques pages prudentes traitant de thérapeutique ne représentent nullement l'état du travail, mais elles seront en quelque sorte tellement mises en valeur par l'ensemble de l'ouvrage, qu'elles en constituent la tête chercheuse malgré leur sobriété. Des grands maîtres du monde médical sont maintenant mieux informés grâce à ce livre, et se mettent à travailler avec Quinton, voire à signer des communications avec lui : Potocki, professeur agrégé, accoucheur des hôpitaux, Variot, médecinchef des Enfants-Malades, Macé, médecin-chef de la Maternité, Gastou, chef de clinique à la Faculté, Porak, professeur et accoucheur à la Maternité, Lalesque de Bordeaux, professeur et membre correspondant de l'Académie... Le fait est sans doute unique dans les annales de la médecine, puisque Quinton n'est pas docteur, et qu'en outre, il n'a pas quarante ans, ceci à une époque où un Léon Bloy disait qu'en France on ne pouvait être pris au sérieux avant la cinquantaine. A la fin de 1906, quand René Quinton fait son bilan avant de se lancer dans une nouvelle bataille, il peut dénombrer déjà une cinquantaine de travaux originaux publiés sur sa méthode marine, et cinq thèses pour le doctorat en médecine soutenues devant les Facultés. Dans l'ensemble des expérimentations de sa méthode, Quinton avait été très frappé par les résultats obtenus chez les enfants, et particulièrement les nourrissons. A la Maternité, les professeurs Potocki et Porak avaient ainsi traité des enfants athrepsiques, décharnés, refusant toute nourriture et s'acheminant vers la mort malgré les médications. Dès les premières piqûres d'eau de mer, on les avait vu renaître, boire goulûment leur biberon, prendre du poids à toute allure, en somme littéralement ressusciter. En juillet 1906 se déclare une épidémie de choléra infantile, ce qui équivaut en gros, à ce que nous nommons aujourd'hui toxicose. Dans une pouponnière modèle de Rueil où se trouvent dix-huit enfants, quatre d'entre eux sont enlevés en quelques heures. Onze autres tombent malades, et perdent de trois à sept cents grammes en une seule nuit. Le matin, la directrice affolée va voir Quinton et revient avec du plasma. Sur les onze enfants, trois sont visiblement perdus, le visage noirci, et le médecin n'ordonne de faire des injections qu'aux huit autres. Mais une infirmière, pensant avec la robuste foi des gens simples que l'eau de mer peut sauver même des moribonds, en injecte aussi les trois abandonnés. Et ils sont sauvés, comme les autres, on ne les nomma plus que Les Rescapés. En même temps, Quinton méditait sur les chiffres de la mortalité infantile, encore très importante à l'époque. La gastroentérite des nouveaux-nés, à elle seule, comptait soixante-dix mille petites victimes par an, et l'épidémie de choléra infantile avait fait des ravages. Les statistiques montraient qu'une fois sur deux, la mort de nourrisson était due au choléra infantile, à l'athrepsie ou à une maladie gastro-intestinale. Et Quinton savait maintenant que la méthode marine pouvait juguler ces hécatombes. La France était alors un pays à basse natalité, il fallait panser cette plaie ouverte à son flanc. C'est donc pourquoi il avait répondu à Gustave Le Bon que sa préoccupation était de créer des dispensaires. A priori, la tâche paraissait au-dessus des possibilités d'un savant voué à la recherche et à l'expérimentation, et elle exigeait des moyens qu'il ne possédait pas. Mais Quinton va alors révéler la seconde face de sa personnalité, celle de l'homme d'action, du réalisateur, de l'entraîneur d'hommes dont la foi galvanise, qui mobilise un potentiel, et sait ensuite l'organiser à la perfection. Le 26 mars 1907, un dispensaire marin est ouvert près de la gare Montparnasse, rue de l'Arrivée. Le local est petit, d'apparence modeste entre les hauts immeubles voisins. Cinquante et un ans plus tard, il aura gardé la même apparence quand une plaque commémorative apposée sur l'immeuble où le dispensaire survit à son fondateur, sera inaugurée par un grand professeur, un ministre, et le directeur de la Santé publique, tandis qu'une menace dramatique d'insurrection plane sur la France. Au milieu d'un groupe de médecins et d'infirmières, Quinton est là pour accueillir les mères. Un des maîtres de la médecine lyonnaise, Jean Jarricot, qui deviendra le plus fidèle disciple du savant, le décrira ainsi en quelques lignes émouvantes : « Rien n'effacera en nous l'inoubliable vision : les mères apportant, découvrant sur leurs genoux, désespérées, leurs enfants mourants et Quinton, secret, silencieux, immobile, mais les lèvres frémissantes, et versant sur elles toute la pitié, toute l'éblouissante intelligence, toute l'impérieuse certitude, dont peut être chargé un regard humain. » Bientôt, c'est une véritable queue à la porte du dispensaire, on y donne chaque jour trois cents injections. Les indigents n'ont rien à payer, les parents peu fortunés versent ce qu'il veulent. L'affluence est telle que le dispensaire est bientôt débordé. En décembre de la même année, la marquise de MacMahon en ouvre un deuxième rue d'Ouessant, qui permettra de recevoir et d'injecter cinq cents malades par jour, enfants et adultes, car le savant n'a pas négligé les premières indications expérimentées par lui avant qu'il portât son attention sur les maladies infantiles. Une fois encore, dès l'ouverture du premier dispensaire, toute la presse française, et presque aussitôt celle du monde entier, se sont emparées de l'événement. A compulser ces innombrables articles, on voit bien que la méthode marine apparaissait comme une immense révolution dans le domaine médical. Après avoir été mis sur le même plan que Darwin, c'est à Pasteur, cette fois, que René Quinton est comparé. La note qui domine dans ces articles est une sorte de stupéfaction émerveillée, comme si l'auteur avait assisté à un miracle et qu'il se frotte encore les yeux pour être sûr de ne pas rêver. Cet état d'esprit de la grande presse d'information, qui reflète celui du public, est expliqué par Henri de Parville dans une longue étude de la Revue des Sciences. Son article mérite que j'en cite de larges extraits, car il est à la fois un témoignage d'époque précieux par sa qualité, et une explication de l'enthousiasme qu'il dépeint. Pour situer la valeur de la référence, je rappelle que de Parville, directeur de La Nature, était un écrivain scientifique coté. « En France, aucune médication nouvelle n'a fait autant de tapage que la cure à l'eau de mer isotonique de M. Quinton, écrit de Parville. Ne fût-ce qu'au point de vue psychologique, c'est très curieux. On parle partout des injections marines, on les signale dans les journaux, dans les revues; on multiplie les conférences; les applaudissements suivent l'auteur jusque dans la rue; c'est, de toutes parts, un mouvement significatif, comme s'il s'agissait d'une découverte qui va rénover le monde. « Les foules sont faciles à émouvoir, mais le spectacle, en tout cas vaut d'être noté. Les enthousiastes vont jusqu'à affirmer que M. Quinton est vraiment un des bienfaiteurs de l'humanité. Nous avons assisté à ces témoignages de la foule dans les quartiers populeux. Le fait est en lui-même intéressant et il a évidemment pour point de départ les guérisons en quelque sorte instantanées obtenues sur de jeunes enfants moribonds. Une heure après le commencement du traitement, ils apparaissent pleins de vie et ils étaient sauvés. » Notons bien cette constatation, sur laquelle l'auteur insistera encore après avoir longuement étudié la théorie marine et la méthode de préparation du plasma : « On entend maintenant souvent, dans certains quartiers de Paris, une mère dire à sa voisine : « Ne pleurez plus, votre enfant ira bien demain : Courez au dispensaire Quinton. » Et en effet, dès le lendemain, l'enfant tète et reprend des forces. Ce qui a donné dès le début confiance dans les injections marines, c'est la rapidité de l'action de la cure. On amène un enfant de deux mois au dispensaire : il ne digère plus, il ne mange plus, il est perdu. Dans une heure, il mangera, affirme le médecin. Une heure après la piqûre, l'enfant ne vomit plus, il accepte le biberon. C'est presque instantané. » Pour bien comprendre ce mouvement profond de foi et d'enthousiasme dont parle de Parville, il faut avoir compulsé la masse de documents photographiques des dispensaires Quinton. A gauche c'est un effrayant petit squelette qui défie la description par la plume tant la mort a déjà marqué son empreinte; à droite, deux ou trois mois plus tard, on admire un enfant non seulement normal, mais généralement plus beau que la moyenne des nourrissons. Comment ces résultats n'apparaîtraient-ils pas miraculeux à la foule ? Et ce miracle n'a pourtant aucun caractère mystérieux, il fait vibrer un vieux mythe collectif, celui de la mer source de toute vie, il se rattache à tout le fonds païen si vivace encore, même à cette époque, sous lecorce du civilisé : on est saisi, on sent que la vérité est là, on y croit. En quelques semaines, la popularité de Quinton est devenue immense, il apparaît en effet comme un bienfaiteur de l'humanité. Chapitre X Cette foudroyante réussite ne fut pas du goût de tout le monde. C'est tout d'abord un journal au titre fort vertueux, Le Salut Public, qui distille le venin : « ... L'engouement qu'a suscité la méthode, la réclame qu'on lui a faite, les protections puissantes et dorées qu'elle a rencontrées, ne sont pas des gages scientifiques de sa valeur... Aussi bien, un emballement universel et encore injustifié ne pourrait que fortifier M. Quinton dans son idée que l'huître est le véritable ancêtre de l'homme. » Dans une partie de la presse, on sent la campagne intelligemment orchestrée, qui procède d'abord par petites touches, en maniant les arguments les plus divers, sans oublier la nuance d'ironie qui séduit toujours le Français. L'action du sérum marin est plus que problématique. Dans le traitement de la tuberculose, il a laissé derrière lui de graves déceptions, provoquant et aggravant la fièvre... Par la méthode marine, un malade imaginaire peut guérir, comme par autre chose, pourvu qu'il ait la foi... L'eau de mer n'empêche pas les poissons de mourir, et de mourir de maladies... Bientôt, voici la première attaque sérieuse : une revue médicale publie la communication de deux auteurs, qui ont employé les injections d'eau de mer chez cinq enfants tuberculeux et chez cinq autres atteints de gastro-entérite ou d'athrepsie. Dans tous les cas traités, il s'est produit une réaction fébrile, une baisse de poids progressive, et chez deux tuberculeux, l'aggravation mena jusqu'à une issue fatale! Le traitement employé n'avait rien de commun avec la méthode marine, bien entendu. Puis, c'est un autre thème qui va être exploité. En janvier 1908, dans Le Concours Médical, paraît une lettre adressée à la revue par le docteur Lavassort. Ce praticien est secrétaire général de l'Office central pour la répression de l'exercice illégal de la Médecine. Après avoir mis en doute l'efficacité de la méthode marine, et repris à son compte la fable des dangers, il attaque Quinton parce qu'il n'est pas médecin, et rappelle le texte de la loi de 1892. Dans le Journal de Médecine, un docteur Archambault développe le même thème, déclarant que la médecine marine est un conte bleu, une théorie dont est sortie toute une thérapeutique à laquelle de bons esprits ont prêté leur autorité, parce que le mirage de l'intelligence n'épargne pas les grands, et que le bon sens ne s'allie pas toujours au talent. La Société de Médecine de Paris, par le canal de son président, le docteur Dagnat, décrète que « la méthode de thérapeutique en question a été créée de toutes pièces en dehors du corps médical. Si le grand public aujourd'hui s'y intéresse, il faut bien reconnaître qu'il le doit exclusivement à des articles de journaux n'ayant aucun caractère scientifique, et à quelques réclames en faveur de dispensaires spéciaux créés pour les besoins de la cause ». Malgré la puissance de ces cabales et le freinage qu'elles ont pu exercer, il n'apparaît pas que Quinton ait eu du mal à les vaincre. Un des signes majeurs de sa personnalité était la force, cette qualité si rare dans sa plénitude, et que rien ne peut vaincre quand elle est guidée par une intelligence lucide et aidée par un peu de chance. On voit bien le genre d'influence qu'exerce Quinton en lisant la fin d'un article de Julien de Lagonde, journaliste toulousain, qui vient de visiter le dispensaire de la rue de l'Arrivée : « Vous tenez une plume, m'a dit M. Quinton quand j'ai pris congé. Eh bien, je vous rends responsable de la douleur de toutes les mères qui pleureront sur leurs enfants, de l'abandon de tous les enfants qui pleureront leur mère, de la détresse de tous les foyers qui, par l'effet de votre silence et de votre timidité, seraient privés de leur chef. Soyez mon témoin auprès de votre public et dites-lui ce qu'il faut dire pour qu'il aide à l'accomplissement de ma mission. » Tout cela est visiblement un peu arrangé pour le public, mais on sent bien comment Quinton s'est exprimé. Aussitôt rentré à Toulouse, de Lagonde entreprend une campagne dans l'Express du Midi, afin de trouver des fonds. Pendant trois ans il lutte vaillamment, au milieu des pires difficultés : on l'accuse de se faire l'agent intéressé d'un commerce d'eau de mer, on lui demande quelle est sa part dans les bénéfices, on raconte qu'il a touché un énorme pot-de-vin. Mais finalement, en 1912, un dispensaire marin est ouvert rue de la Chaîne et immédiatement assiégé par une foule de malades. « Depuis l'ouverture, écrit bientôt de Lagonde, citant un des maîtres de la Faculté de médecine de Toulouse, nous n'avons pas eu un seul accident ni subi un seul échec. Des enfants atteints d'athrepsie ont été sauvés dès la première application; puis des eczémas rebelles, des gastro-entérites invétérées, ont été instantanément soulagés, et enfin vaincus. En dehors des guéris, plus de vingt malades s'acheminent rondement vers la santé. Or, il n'y a pas tout à fait un mois que nous avons fait notre début. On peut bien m'accuser, m'accabler sous la dérision et les sarcasmes, me prêter les mobiles les plus bas : cela m'est égal! Au profit de l'œuvre enfin créée, je mettrai toute mon énergie, tout ce que j'ai de flamme dans l'esprit, d'enthousiasme dans mon âme et de passion dans le cœur! » D'autres dispensaires sont fondés en France, généralement par des médecins, et avec moins de difficultés que celui de Toulouse. Le plus important est celui de Lyon, dirigé par le docteur Jean Jarricot, qui laissera sur la méthode marine une véritable Somme dont je reparlerai. J'ai relevé aussi l'existence de dispensaires à Elbeuf, Nancy, Dunkerque, Pont-à-Mousson, Brest, Reims, Commercy, Saint-Dénis, Dugny, Creil. Des services d'injections d'eau de mer sont créés dans tous les dispensaires et sections de la Charité Maternelle, de la Mutualité Maternelle, de la Nouvelle Etoile, trois œuvres importantes de l'époque où l'initiative privée régnait encore dans ce domaine, et il en existe aussi dans beaucoup d'hôpitaux. Ouvrons ici une parenthèse. Si Quinton avait remué le monde entier à deux reprises, d'abord avec son ouvrage, puis en lançant la méthode marine, il jouissait en France d'un troisième facteur de célébrité : aux yeux de nos compatriotes, il n'était pas seulement l'homme des profondeurs marines, mais aussi le prophète en matière d'espaces aériens. Au début du siècle, l'imagination de visionnaire dont Quinton a toujours donné la preuve, le fait écrire à son ami Corpechot : « Nous allons assister à des choses merveilleuses. L'homme, non seulement parviendra à faire circuler dans le ciel des machines plus lourdes que l'air, mais arrivera à s'y maintenir sans moteur et par le moyen d'une simple voile. » Un peu plus tard, comme il affirme qu'un jour on ira prendre le thé à Tokio en avion, Quinton est choisi pour cible par les chansonniers. Mais en 1908, Santos-Dumont et les Wright ont volé, bien peu d'ailleurs. Et si l'on se passionne pour l'événement, nul ne lui reconnaît aucune application pratique possible, on le voit bien en se rapportant aux écrits de l'époque. Quinton, lui, ne se soucie nullement de cet état d'esprit, il sait qu'il a raison. Au niveau où se situe sa pensée, la conquête des airs par l'espèce humaine est dans la logique de sa grande conception générale, l'épopée de la vie y doit aboutir. Fort de cette conception, comme toujours, il agit. Dans ce domaine encore, le même singulier phénomène jouera ensuite contre lui : il est absent de toutes les histoires de l'aviation, et seul le journal Les Ailes lui rend encore, à l'occasion, l'hommage qu'il mérite pour avoir été le pionnier de l'aviation en France. Car c'est Quinton qui a créé la Ligue Nationale Aérienne dont il est aussitôt le président, qui a convaincu une élite de constructeurs et d'aviateurs, entraîné l'opinion publique par de vastes campagnes, forcé l'attention des dirigeants. Parmi les innombrables documents qui le prouvent, je ne retiendrai que le témoignage d'un des fanatiques dont il fit son premier noyau, le célèbre colonel Renard : « Je garderai toujours un souvenir ému de ces temps héroïques de l'aviation, écrivit-il plus tard. Il est très difficile, quand on n'y a pas assisté, de se faire rendre compte du rôle immense qu'a joué alors René Quinton. Aucune démarche ne le rebutait : les pouvoirs publics, le Parlement, les mécènes, il allait chercher tout le monde, il les convainquait et les portait à agir dans le sens qu'il désirait. » Et le colonel Renard ajoute un détail, qui dépeint tout l'homme et révèle les raisons de ses succès dans tous les domaines :« Lorsque à l'intérieur de la Ligue, on constituait un comité, les membres n'en étaient pas élus : Quinton les désignait, leur donnait ses directives, leur disait : Marchez, et ils marchaient... Pas une seule fois, je n'ai manipulé un bulletin de vote. Tout le monde marchait dans la direction qu'il nous indiquait, parce que l'on savait qu'il ne pouvait nous mener que sur le chemin du succès. » Quelques rares esprits avaient compris, pour avoir bien assimilé la pensée de Quinton, le lien qui existait au niveau le plus élevé entre ses travaux sur le milieu marin et sa tâche de pionnier de l'aéronautique, comme le montre ce petit poème du docteur Arnulphy, qui n'a pas de prétention littéraire mais dont le sens est fort quintonien : Le désir fait l'organe et nos âmes sont telles Qu'issus de l'océan, nous tendons à l'oiseau. A force d'y songer, il nous viendra des ailes; L'air est notre avenir, la Mer notre berceau. Une race nouvelle apparaîtra plus fière, De l'évolution prestigieuse fleur, D'un sang subtil, plus chaud et d'allure aviaire, Œuvre d'un Dieu caché que nous portons au cœur. Alors s'accompliront les destins de la race : Armé de nerfs d'acier et de muscles de fer, L'homme-oiseau de son vol annulera l'espace, Empruntant l'énergie aux secrets de l'éther. Car un nouveau moteur, qui supprime l'hélice Dont le rythme puissant semble un humain respir, Se prépare dans l'ombre, et son sûr artifice Assure à l'Homme-Oiseau un splendide avenir. Et quand sur notre globe, expirante planète, Il ne régnera plus que le froid de la mort, Peut-être alors viendra la victoire complète En un dernier coup d'aile, en un suprême essor! C'est le docteur Arnulphy qui implanta la méthode marine dans une partie du monde médical américain de l'époque. En 1911, il fit plusieurs conférences aux Etats-Unis dans des universités et devant des associations médicales, et je relève dans la presse d'époque que « ses conclusions ont été adoptées au milieu d'une ovation qui restera inoubliable ». Des hôpitaux même, comme en France, adoptèrent le sérum marin, par exemple le Children's Hospital de Boston. L'œuvre de Quinton a suscité des réalisations dans d'autres pays. A l'époque, je relève l'existence de cliniques marines ou de dispensaires en Italie, en Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas, en Algérie. En Angleterre, c'est la princesse Hélène, sœur d'Edouard VII, tante de Georges V et de Guillaume II, qui a pris l'affaire en mains. Elle est venue exprès à Paris, en février 1912, pour visiter les dispensaires Quinton, et s'initier à la méthode afin de pouvoir diriger elle-même le dispensaire qu'elle veut créer à Londres. Dans cette visite, elle est accompagnée par deux maîtres des hôpitaux de Londres, Burford et Sandberg. La princesse a fait une véritable enquête, et a déclaré en repartant dans son pays : « Je vois que pour combattre un fléau qui nous a coûté tant de vies humaines, il existe aujourd'hui une arme puissante. Je le savais, car la méthode de M. Quinton, appliquée l'an dernier à Londres, a sauvé déjà des centaines d'existences d'enfants. » Quinton s'attacha tout particulièrement à expérimenter la méthode marine en Egypte. Dans ce pays, la mortalité infantile était effroyable pendant la saison chaude. Au Caire par exemple, les décès d'enfants qui n'excédaient pas 80 par semaine en hiver, atteignaient le chiffre de 700, 800, parfois 900 en été. Des médecins égyptiens, la Société protectrice de l'Enfance, le gouverneur lord Kitchener, demandèrent au savant de venir étudier la question sur place. Quinton fit plusieurs séjours en Egypte, accompagné de sa principale collaboratrice, Marguerite Dreyfus, qui porte aujourd'hui fort gaillardement ses quatrevingt-onze ans et a gardé vivace le souvenir du maître. En juin 1912, la presse égyptienne rend compte avec enthousiasme de l'activité et des conférences de Quinton, en soulignant qu'il a osé venir en Egypte à une époque où tout le monde la fuit. « Lorsque vous quitterez la vallée du Nil, lit-on dans le Journal du Caire, pour aller propager sous d'autres cieux les bienfaits de votre méthode, soyez assuré, monsieur Quinton, que vous laisserez ici deux choses impérissables : une œuvre qui portera ses fruits, et notre reconnaissance éternelle. » L'émotion est à son comble, et se teinte d'un lyrisme à l'orientale : « Qu'il me soit permis de joindre ma voix aux hosannahs d'allégresse qui, de toutes parts, saluent le prestigieux magicien venu parmi nous pour chasser le fléau maudit des mères et ramener ainsi la joie dans nos familles, s'écrie Chéfik pacha au cours d'une réunion. Le nom du héros est dans toutes les bouches, mais plus grand qu'un conquérant semant la mort pour agrandir ses domaines, notre héros à nous sème la vie sous ses pas! » De retour en France, Quinton est absorbé par les innombrables problèmes que pose le développement de notre aviation. On sent et l'on sait que la guerre est désormais fatale, et le patriotisme du savant l'amène à donner une priorité à cette préoccupation. Pourtant, il ne néglige pas pour autant son action » thérapeutique. Il veut en finir avec les attaques, et surtout donner à la méthode marine toute la place qui lui revient. A la fin de 1913, il fait intervenir le ministre de l'intérieur auprès de l'Académie de médecine. En transmettant une série de rapports sur les résultats obtenus par nombre de praticiens et par lui-même depuis la création de sa thérapeutique, il a formulé une demande pour que le ministre nomme une commission scientifique chargée de faire une enquête approfondie, afin de contrôler les statistiques produites et les résultats affirmés. Faisons un bilan de la situation à ce moment ou plutôt, laissons parler les documents d'époque une fois encore. « Sans nul doute, le nom de M. René Quinton est parmi les plus populaires de cette époque, écrit Georges Grappe dans Medicina. Avec aisance, sans rien sacrifier de lui-même, il est parvenu à la gloire. Tour à tour, les plus nobles esprits du temps et la foule ont célébré les bienfaits de sa doctrine. Les plus illustres médecins de l'époque, le plus grand philosophe dont s'enorgueillisse la France depuis Pascal ( Bergson )... ont affirmé l'originalité de sa méthode, la profondeur de ses théories... Enfin le peuple, qui consacre rarement les réputations intellectuelles, même solidement établies, a adopté avec reconnaissance sa renommée et béni le nom de l'inventeur du sérum marin. « Cette loi ( de constance ) s'appellera certainement dans les siècles à venir la loi de Quinton... C'est en effet le caractère de la découverte de M. Quinton d'ouvrir dans ce domaine mystérieux des sciences de la vie d'admirables perspectives. De cette clairière lumineuse, tracée par lui au centre de la forêt sombre où demeure emprisonné le secret de nos origines, il a dessiné d'innombrables avenues qui toutes conduisent à des horizons nouveaux... Tant de résultats, obtenus dans des champs si divers, ayant pour témoins les meilleurs esprits scientifiques de ce temps, semblent réserver à René Quinton une des places les plus hautes parmi les créateurs de pensée de l'âge nouveau. » Toutefois, ce bilan de Medicina doit être nuancé selon le sens des relativités que témoigne le docteur Jules Gallavardin dans Le Propagateur de l'Homéopathie : « Lorsque M. René Quinton publia son beau travail, deux courants se dessinèrent. Un certain nombre de médecins, saisis d'admiration devant la coordination logique de l'œuvre et les vastes perspectives qu'elle ouvrait à la thérapeutique, l'appliquèrent dans leur pratique... D'autre part une hostilité bien nette se faisait jour, d'abord dans les hautes sphères officielles où l'on n'aime pas les novateurs qui viennent agiter la mare stagnante des enseignements de la Faculté; ensuite en raison du fait que M. Quinton n'étant pas médecin, on lui savait mauvais gré de s'occuper de médecine. Pasteur n'a-t-il pas subi la même épreuve ? Dans certains milieux scientifiques, on alla jusqu'à nier toute valeur scientifique à l'œuvre de M. Quinton... La grande masse de la profession est restée indifférente. » Quinton a parfaitement évalué ce rapport de forces. Il a pour lui l'élite de la société française et celle du corps médical, il a pour lui l'opinion publique. Contre lui certains intérêts, l'ignorance, l'apathie, la force d'inertie, tous les facteurs d'encrassement, de sclérose et d'entropie qui offrent un terrain idéal aux intrigues de ceux qui sont aujourd'hui ses ennemis, comme ils l'ont été hier de Pasteur. Puissance contre puissance, la partie est égale, et Quinton ne se présente plus comme David en face de Goliath. L'intervention du ministère de l'intérieur, qu'il vient de déclencher, ne représente à ses yeux que la première bataille d'une guerre qu'il entend bien terminer victorieusement. Mais une autre guerre, celle qui éclate le 2 août 1914, va mobiliser Quinton. Non pas au sens légal du mot : le savant a quarante-huit ans, il est dégagé de toute obligation militaire dans une unité combattante, et sa célébrité peut même lui permettre de rester un civil pour continuer son œuvre. Mais l'homme l'emporte sur le savant. Dès les premiers jours, René Quinton se trouve sur la ligne de feu où durant quatre années, il ne sera plus qu'un soldat. Chapitre XI LA médecine a probablement toujours été partagée entre deux types d'esprit. Le premier est surtout sensible au symptôme, son diagnostic est fixé sur l'organe qui souffre, il y situe le siège du mal, il cherche donc à combattre la maladie par des moyens qui l'attaquent directement. Le second pense que toute maladie n'est que l'expression locale d'un déséquilibre général, et que, si l'on peut au besoin employer des moyens spécifiques, il convient avant tout de s'attaquer aux causes profondes. Mais à un certain moment Pasteur survint! Ses travaux, après la période de difficultés que l'on connaît, furent adoptés avec enthousiasme, et l'on peut dire qu'ils ont dominé longtemps toute l'évolution de la médecine. Quinton rendait hommage au génie de Pasteur. En 1900, il écrit à un ami qui le critiquait : « Quand vous vous trouvez en face d'un esprit incontestablement supérieur, au lieu de le condamner, commencez par faire tout le chemin qui l'a conduit à porter un jugement. Un homme comme Pasteur représente une valeur qui s'est exercée avec désintéressement et acuité sur un nombre déjà assez considérable de phénomènes... Ce n'est ni un rêveur, ni un théoricien, ni un métaphysicien, ce n'est pas un géographe aveuglé dès sa naissance, bouclé dans une prison, et qui nous raconte avec du dogme la configuration et la couleur des Atlantides. Après avoir dissocié des phénomènes infiniment complexes, après avoir manié et emprisonné l'invisible, après avoir tenu sous sa domination des causes vivantes, après avoir élevé dans le chaos une des grandes théories humaines, après avoir jeté une clarté dans un des buissons les plus confus de la forêt du monde, Pasteur était simplement un homme qui ne pensait pas avoir été au fond des choses. » Il n'est donc pas question de voir en Quinton l'anti-Pasteur, et son époque a bien compris que les deux savants étaient en quelque sorte complémentaires. Par exemple, en ce qui concerne la presse, un rédacteur de Y Intransigeant écrivait en 1907 : « Les travaux de Pasteur nous apportaient une conception de la maladie, ceux de Quinton nous apportent une conception de la santé... Qu'est-ce qu'un sérum de Pasteur ? C'est un sérum particulier à une maladie et contre cette maladie, un sérum qui attaque un microbe déterminé et aucun autre. Qu'est-ce que l'eau de mer ? C'est un sérum qui n'attaque aucun microbe en particulier, mais qui donne à la cellule organique la puissance de lutter contre tous. » Et c'est un médecin, le docteur Robert-Simon, qui déclare : « Nous avons dans les sérums pastoriens des sérums spécifiques d'une maladie en particulier, agissant contre une cellule microbienne déterminée et ses toxines. Les travaux de Quinton font de l'eau de mer un sérum non plus contre tel ou tel microorganisme, mais pour la cellule; et la clinique confirme cette manière de voir, car, dans tous les cas où la cellule est altérée, nous voyons le relèvement de l'organisme suivre l'injection d'eau de mer. » Enfin, plus près de nous, le docteur Jean Jarricot n'hésite pas à déclarer que si l'on tire de la conception de Quinton toutes ses conséquences, la doctrine marine peut avoir sur la marche des idées humaines la même importance que les travaux de Pasteur. Il n'en reste pas moins que Pasteur et Quinton, même si leurs travaux sont complémentaires, se trouvent aux antipodes l'un de l'autre. Ces deux savants incarnent vraiment, le premier la médecine qui se préoccupe avant tout de l'agent pathogène et de la maladie en soi, le second celle dite des terrains. Mais qu'est-ce que le terrain ? J'emprunte au Larousse une définition qui me paraît excellente : « Terrain organique, en biologie : ensemble des substances minérales du milieu nutritif, sur lesquelles se développent les éléments cellulaires comme les plantes sur le sol, et que l'on considère en pathologie au point de vue de la facilité plus ou moins grande qu'elles offrent au développement des micro-organismes pathogènes. » Ajoutons seulement que ce terrain lorsqu'il est déséquilibré, n'est pas propice seulement au développement des germes pathogènes, mais également à l'installation de troubles fonctionnels, et de maladies chroniques non infectieuses. Il faut aussi marquer la distinction entre le terrain et les terrains. D'après la définition du Larousse, on voit bien que le terrain, identique chez tous les vertébrés, est le milieu intérieur, puisque lui seul comporte toutes les matières minérales dans un certain équilibre. Et à partir du moment où les départements de l'économie ont puisé dans le milieu intérieur les éléments spécifiques de leur fonctionnement, il existe alors des terrains, qui varient d'abord selon quelques grands types d'individus que chaque école a déterminés selon ses principes, et à l'intérieur du type, un terrain propre à chaque individu. Or Quinton a prouvé que le milieu intérieur, ce terrain primordial, cette matrice liquide, était identique à l'eau de mer, et se trouvait perturbé, donc offrant une prise à la maladie, dans la mesure où il s'éloignait de cette composition pour des raisons diverses. La méthode marine consiste à rénover en quelque sorte le milieu intérieur grâce à des injections d'eau de mer, qui tendent à lui restituer sa composition originelle. A l'époque, on avait fort bien compris la nature et l'envergure de cette conception. Dans les écrits je relève fréquemment la liaison des travaux de Quinton avec ceux de Claude Bernard, la notion que sa thérapeutique a pour but de rénover, on écrit même parfois de « rajeunir », le milieu intérieur, et certains auteurs déclarent logiquement que le cadre des applications de la méthode marine demeure donc sans limite, puisqu'elle s'adresse au bouillon de culture des cellules, ce milieu dont l'équilibre conditionne leur activité normale, et dont la perturbation retentit immédiatement sur elles. Parmi les praticiens, je n'en citerai que deux, parce qu'ils ont exprimé leur jugement d'une façon particulièrement saisissante. En 1911, le docteur Plantier, faisant à Annonay une conférence devant des confrères, conclut ainsi : « Pour toutes ces raisons, je vous engage vivement à recourir à la méthode de Quinton toutes les fois que vous trouverez l'occasion. Il y a là, pour le médecin, un champ immense à explorer où il y a beaucoup à glaner encore, et une thérapeutique simple, sans danger, vraiment rationnelle et efficace, dont les applications ne feront que se développer de plus en plus... Nos observations actuelles permettent seulement d'entrevoir quel vaste champ d'application ouvre à l'activité thérapeutique la géniale découverte de Quinton... » Le docteur Robert-Simon, dans l'important ouvrage où dès 1907, il fait l'inventaire des premières indications de la méthode marine, longuement expérimentée d'ailleurs par lui, conclut ainsi : « Malgré l'apparente simplicité ( et je dirai volontiers à cause même de cette apparente simplicité ) nous n'estimons pas paradoxal de voir dans le plasma marin, le sérum même de la cellule organique, c'est-à-dire un moyen de restituer aux cellules leur activité perdue ou diminuée, de renouveler la partie minérale de leur bouillon de culture altéré, quelle que soit la cause qui ait produit cette altération... Les sels marins reconstituent le milieu vital altéré dans son individualité minérale si importante... Après trois années seulement d'expérimentation, nul ne peut prévoir les limites que l'avenir assignera à cette méthode. Les derniers essais ( goutte, rhumatisme, sciatique, coqueluche ) nous autorisent à penser que le domaine de ses applications ira s'étendant, et que la généralité de son action lui vaudra une place très importante, peut-être prépondérante, parmi les agents de cure dont dispose la médecine. » J'ai tenu, dans tout le cours de cet ouvrage, à m'appuyer sur de nombreuses citations, constituant autant de références sérieuses. En face d'un tel sujet, l'auteur doit s'effacer, se contenter d'être un fidèle agent de transmission, ne jamais laisser planer l'équivoque en donnant à croire qu'il porte un jugement personnel, qu'on pourrait immédiatement mettre en doute. Mais je dois me limiter : en dehors même d'ouvrages entiers, de thèses pour le doctorat en médecine, de communications étendues, c'est par centaines qu'il faut compter les articles de médecins rendant compte d'expérimentations heureuses de la méthode marine, dans les indications les plus diverses. Les définitions générales, comme celles que je viens de rapporter, sont claires, simples, faciles à comprendre. C'est pourquoi il faut attribuer à une épaisse ignorance des réflexions comme celle qui me fut faite récemment, à savoir que les injections de sérum marin représentaient une vieille thérapeutique essoufflée, dépassée par les médications nouvelles, et parfaitement archaïque. C'est exactement comme si l'on disait que l'air et la nourriture sont aujourd'hui dépassés! La mer et l'homme n'ont guère changé depuis Quinton, ni depuis Platon qui déclarait déjà : « L'eau de mer guérit tous les maux. » Confondre un agent naturel avec un médicament sous prétexte qu'on l'utilise en thérapeutique, c'est vraiment la marque d'un esprit faux, ou du moins faussé, mais très gravement. Quelles sont les principales indications de la méthode marine de René Quinton, c'est-à-dire des injections d'eau de mer ramenée à l'isotonie ? Pour les énumérer, avec beaucoup d'oublis, car je n'ai pu inventorier complètement ce trésor d'innombrables travaux encore trop dispersés, il faut se référer à la littérature médicale d'avant 1914. A ce moment, bien que Quinton ait cessé ses travaux personnels de recherche depuis qu'il se consacre au développement de l'aviation, la méthode est en pleine extension. On peut alors relever, dans une biographie forcément incomplète, huit thèses pour le doctorat en médecine passées en France devant les facultés, et une centaine de communications importantes et originales. Tout cela demande à être repris, étudié, développé suivant les moyens d'investigation et de complémentarité dont dispose la science de notre époque. D'autre part, il conviendrait probablement de réexaminer la question des doses. Au début, Quinton et ses collaborateurs utilisaient des doses très fortes, 500, 600, parfois 700 cm3 pour une seule injection. Or une chose frappe, c'est le résultat vraiment sensationnel obtenu chez les nourrissons. Quelles doses employait-on alors ? Dans le choléra infantile, par exemple, l'enfant recevait une injection de 200 grammes matin et soir pendant dix jours consécutifs, et durant huit jours encore, 200 grammes par jour. Pour un petit corps de trois kilos, dont le milieu intérieur est disons d'environ deux litres, on injectait donc en dix-huit jours seulement plus de cinq litres et demi de sérum, c'est-à-dire deux fois et demie la valeur de son milieu intérieur. Et pour les adultes, l'injection fut ramenée finalement à 100 grammes trois fois par semaine pendant une cure de trois mois, ce qui donne finalement, avec étalement sur une longue durée, quatre litres de liquide pour un organisme pesant par exemple soixante kilos, donc d'un milieu intérieur de quarante litres. On voit tout de suite l'énorme disproportion entre les deux traitements suivant qu'il s'agit de l'enfant ou de l'adulte, et l'on ne peut s'empêcher de lui attribuer les résultats stupéfiants et spectaculaires obtenus chez les nourrissons. Ces cures miraculeuses masquèrent en partie, aux yeux des contemporains, les autres indications. Et de nos jours encore, quand on rencontre un médecin informé, le sérum marin est lié uniquement dans son esprit à certaines maladies infantiles. Il est vrai d'ailleurs que c'est dans les maladies du nourrisson que la méthode marine a été particulièremnt élaborée, non pas d'une façon plus minutieuse, mais probablement plus étendue en références et en expérimentations, et avec un luxe de documentation absolument hors de pair. On le doit aux dispensaires, ainsi qu'aux services hospitaliers où des médecins utilisaient l'eau de mer pour les enfants. Mais il faut surtout souligner l'apport considérable, dans ce domaine, du docteur Jean Jarricot. C'est en 1913 que Jean Jarricot, qui exerce toujours, fonda le dispensaire marin de Lyon. En 1921, il publia un ouvrage, dédié à Quinton, et qui est lui aussi une véritable Somme. Il s'agit d'un livre grand format, illustré de très bonnes photos, bourré de graphiques et de statistiques, bref rendant compte d'une expérience poursuivie pendant une dizaine d'années sur des valeurs imposantes. Le docteur Jarricot n'omet pas de signaler, à son tour, que s'il se borne à étudier les indications propres aux nourrissons, le sérum marin n'en a pas moins « un champ d'action sans limite connue, il est vraisemblable qu'il embrasse toute la pathologie. » Et sachant bien comment sera accueillie une telle affirmation, Jean Jarricot enchaîne : « Je le reconnais, la méthode marine prête ainsi le flanc à l'ironie facile de ceux qui veulent, comme si la méthode expérimentale n'existait pas encore, juger des choses par le raisonnement pur. De tels esprits ont longtemps démontré et enseigné que le sang ne circulait pas. Ce sont eux qui firent longtemps obstacle à Pasteur et aux nouvelles idées directrices de la biologie. Ce sont les mêmes esprits qui s'obstineront longtemps à ne voir dans feau de mer qu'un médicament quelconque et qui, ne comprenant pas qu'un médicament puisse avoir une sphère d'activité aussi étendue, refuseront à priori de croire aux faits, aux résultats étalés sous leurs yeux. » L'auteur, dont la combativité ne s'est pas exercée seulement à travers de nombreux ouvrages, indique en passant les causes de l'opposition que rencontrait la méthode marine. La principale, à son avis, vient de ce que l'esprit humain ne s'ouvre qu'avec peine à une vérité nouvelle : une grande découverte n'est jamais admise rapidement, toute l'histoire le prouve et près de nous l'exemple de Pasteur, parce qu'elle dérange des habitudes et trouble une somme immense de routines. Il existe peut-être même une relation, pense Jean Jarricot, entre la durée de cette période de lutte et l'importance ou le degré de nouveauté de la découverte, entre la durée et l'intensité de l'opposition et le degré d'étonnement que provoque l'avance du novateur sur son époque. En ce qui concerne Quinton, il est en effet beaucoup plus près de nous que de ses contemporains. Ce qui le rend actuel, c'est à la fois l'évolution de notre instinct qui pousse aujourd'hui les hommes vers les agents naturels, et l'investigation scientifique infiniment plus précise des moyens marins, avec l'éclairage de l'électronique. Le livre du médecin lyonnais prouve bien que l'application de la méthode marine demande à être sérieusement étudiée, et démontre que les échecs enregistrés sont dus à des praticiens qui se servaient d'injections à la légère. Jarricot analyse les causes de ces erreurs. Par exemple, dans le cas de Simon et Pater, qui rendent compte dans la Presse Médicale, en 1905, d'une expérimentation portant sur six enfants tuberculeux, et dont le résultat fut nul ou néfaste. Or, chaque malade avait reçu en moyenne trois injections, et par injection en moyenne cinq grammes d'eau de mer, quantités absolument ridicules. Ce qui se passe de commentaires, dit le docteur Jarricot, car l'expérience n'a plus le moindre rapport avec la méthode marine. Pourtant, il commente, et tout utilisateur de la méthode marine devrait lire ses développements, dont je tiens à citer un passage : « Naturellement, ce n'est point recourir à la méthode marine que d'injecter une dose quelconque d'eau de mer... La méthode est sortie depuis longtemps de la période de tâtonnements et de l'expérimentation. Le succès exige que l'on se conforme aux règles assez étroites qui synthétisent une expérience déjà immense. Il ne permet pas, comme le crut plus d'un auteur qui conta ensuite sa déconvenue, que l'on prenne pour guide sa fantaisie... La quantité injectée ( fort variable suivant les indications ), la répétition des doses, la durée du traitement, la balnéation comme antithermique pour les enfants, et aussi pour eux l'eau de mer en injection comme anti-émétique, le régime de l'instinct, la division du régime en un nombre de repas approprié, toute une série de règles, établies par Quinton, font de la thérapeutique marine une méthode très définie. Peut-être n'est-ce pas trop demander que d'exiger de ceux qui s'érigent en critiques de la méthode, d'apprendre d'abord à la connaître. » La connaître, c'est s'incliner devant une évidence que Jean Jarricot décrit, après tant d'autres praticiens qui ont vu aussi cette chose inconcevable : « La règle est telle; une heure après la première injection, l'enfant que l'on a apporté mourant, et qui vomissait absolument tout, garde un biberon d'eau et une heure plus tard un premier biberon de lait. La faculté digestive abolie est, dans la plupart des cas, rétablie déjà et si bien que l'enfant gagne facilement 500 grammes en vingt-quatre heures. Il fixe de l'eau dans ses tissus avec avidité, avec la facilité même qu'il mettait auparavant à laisser l'eau s'échapper de son organisme. Moins de deux heures après l'injection d'eau de mer, un masque amélioré se dessine qui va remplacer le faciès inoubliable du cholérique agonisant. » Je ne m'étendrai pas sur les longs développements de l'auteur concernant les modalités indiquées par Quinton, précisées par lui, et relatives à l'application vraiment scientifique de la méthode marine. Elles n'intéressent que les médecins, à qui nous signalons qu'il existe aussi un véritable trésor de documentation, en photos et observations, qu'ils peuvent aisément consulter à Paris. Les grandes indications de la méthode dans les maladies infantiles étaient l'entérite cholériforme ou toxicose, les maladies gastro-intestinales, l'intolérance lactée, les hypotrophies et l'athrepsie, la syphilis, l'eczéma. La plupart de ces maladies sont de nos jours en voie d'extinction, tout au moins dans nos pays, mais il n'est pas interdit de penser que la méthode marine ferait encore bon office dans nombre d'affections qui frappent l'enfance. Sur la lancée de Quinton, et en collaboration avec lui, le docteur Arnulphy conçut les grandes lignes du traitement prénatal, qui concerne donc à la fois la mère et l'enfant. Il en avait eu l'idée d'après les travaux du savant, qui font partie des inédits et qui montrent une face nouvelle de son génie perspicace et si original. D'après la théorie du célèbre Broca, l'indice céphalique de l'individu est invariable de sa naissance à sa mort. D'après la logique de la grande conception qui fut à l'origine de tous ses travaux, Quinton mit en doute cette théorie. Au moment de sa mort, en 1925, il se préparait à publier ses conclusions, après avoir expérimenté pendant des années, avec son habituelle passion de curiosité, mesurant des milliers de crânes d'enfants et de leurs parents au dispensaire, dans le service des nouveau-nés de Macé à l'Hôtel-Dieu, à l'exposition coloniale de Marseille sur des enfants de race noire et jaune. Broca avait tort, put prouver Quinton. L'enfant vient au monde avec un indice de 77 environ, indépendant de celui du père et de la mère, donc échappant alors à tout caractère racial et restant spécifique par rapport à l'espèce humaine. C'est dans le cours des premiers mois seulement que l'enfant acquiert son indice définitif, celui de la race. De même, ajoutait Quinton, l'indice nasal du nouveau-né est presque invariablement de 100, il diminue ensuite pour arriver à 90, 80, 70 dans les races blanches, et il augmente jusqu'à 120 dans certaines races noires. De même le cheveu crépu du Noir est un cheveu acquis, l'enfant noir vient au monde avec le cheveu droit. Quinton établit un rapport entre cette donnée anthropologique et la probable valeur d'un traitement prénatal. Avant de naître, l'enfant est soumis aux lois physiologiques régissant notre espèce, et non à celles qui sont particulières à sa race. A plus forte raison, il échappe probablement, pensa Quinton, aux caractères encore plus récents de l'immédiate hérédité. On devait donc pouvoir, en agissant sur le fœtus à travers la mère, le débarrasser de tares dont l'ascendance était chargée. Quoi qu'il en soit, les résultats des injections d'eau de mer en traitement prénatal donnèrent des résultats qu'il conviendrait de méditer. Bien avant Arnulphy, Macé et Quinton avaient déjà fait une expérience portant sur plusieurs femmes enceintes, présentant au moins cinq grossesses antérieures chacune, avec des proportions de 28 % d'accouchements prématurés, de 14 % d'enfants morts-nés, de 59 % d'enfants morts avant d'avoir atteint l'âge d'un an, procréatrices transmettant donc de lourdes tares. Or, à partir d'un traitement prénatal par injections, le pourcentage de ces accidents, pour ces femmes, tombe ensuite à zéro. Après avoir fondé à Nice une Ligue du traitement prénatal marin, le docteur Arnulphy peut récapituler les résultats obtenus. Ce traitement, appliqué à des femmes dont les grossesses précédentes avaient été plus ou moins anormales, permet de conduire à terme dans la plupart des cas, d'obtenir un développement à peu près normal du fœtus ainsi qu'en fait foi le poids élevé des enfants à la naissance, de s'opposer ensuite chez ces enfants à l'atrophie et à l'athrepsie, et enfin d'agir si puissamment sur la tare originelle que les stigmates anatomiques, qui caractérisent les héréditaires, tendent à s'effacer ou même sont effacés. Sont vaincues ainsi, en tout ou partie, les hérédités syphilitiques et les prédispositions héréditaires à la tuberculose et aux grandes maladies. Ajoutons que le traitement marin prénatal pourrait ne pas être réservé seulement à ces cas pathologiques. Il apporterait une aide précieuse aux femmes dont la grossesse, pour diverses raisons, surmenage, déséquilibre nerveux, amaigrissement et dénutrition, se présente mal. Il ne faut pas pousser bien loin la logique pour penser que, dans une époque comme la nôtre, toute femme enceinte tirerait grand bénéfice, pour elle aussi bien que pour son enfant, du traitement prénatal marin. Je connais des personnes qui l'ont expérimenté sur divers animaux domestiques, les produits ont été splendides, très supérieurs à ceux des bêtes de même race et de même milieu qui n'avaient pas été injectées. Chez les adultes, en dehors du traitement prénatal, la méthode marine de Quinton a été utilisée plus ou moins largement ou expérimentée dans la tuberculose pulmonaire, les troubles digestifs, les dermatoses, les maladies de la femme, les troubles mentaux et les névroses, les empoisonnements aigus, l'asthénie, l'insomnie, des grandes hémorragies, la sénescence. On trouvera à la fin de cet ouvrage une bibliographie indiquant les principales publications qui se rapportent à la méthode marine. Le monumental ouvrage de Jean Jarricot comporte un index bibliographique, beaucoup plus étendu jusqu'à 1920. Chapitre XII IL est certain que l'essor de la méthode marine par injections a été brusquement interrompu en 1914, mise à part la contribution d'ailleurs exceptionnelle de Jean Jarricot, et qu'une nouvelle phase de recherches élargira le domaine de ses possibilités. Il serait donc heureux de coordonner les recherches de tous les praticiens qui s'intéresseront à la question, et aussi de ceux qui ont utilisé l'eau de mer, quelle que soit la technique employée, d'une façon efficace et originale. Car la méthode des injections est loin d'épuiser les vertus curatives dont parlait Platon, qu'un Michelet pressentit de nouveau. Dans le cours des dernières années, des découvertes ont été faites, qui apportent de nouvelles preuves à la justesse des lois de constance. Toutefois, il faut rendre d'abord justice à l'homéopathie, qui n'a pas attendu un demi-siècle pour comprendre tout ce que lui apportait la méthode marine dans le domaine des complémentarités, du moins si l'on parle de la génération d'avant 1914. C'est vers 1908 que le mouvement homéopathique adopta la méthode marine, et pas seulement en France. Le président de l'Association homéopathique française, le docteur Arnulphy, présenta cette méthode en 1908 au Habnemann Médical College de Chicago, puis au congrès international de Londres en 1911, et enfin, en 1912, devant les médecins américains de grandes villes américaines, à Y American Institute of Homeopathy. Cet organisme était alors une véritable institution nationale, qui comptait plus de huit mille praticiens, et dont les décisons faisaient loi dans le monde homéopathique américain. A la suite des communications du docteur Arnulphy, l'application de la méthode marine était adoptée officiellement par cette association. Les raisons de ce rapprochement sont évidentes. Tout d'abord, Quinton avait souligné l'importance qu'il accordait, dans la méthode marine, à l'action des corps rares, notion familière aux disciples de Hahnemann. En outre, les praticiens homéopathes retrouvaient dans les analyses de Quinton les éléments dont l'emploi fait partie de leur arsenal. De nos jours, après ceux des homéopathes qui connaissaient la méthode marine, les médecins utilisant la thérapeutique des oligoéléments, d'ailleurs voisine de l'homéopathie, établissent rapidement le pont avec la méthode marine. Par sa définition des corps rares, Quinton n'a-t-il pas été en quelque sorte le découvreur de ce qu'on nomma ensuite les oligo-éléments ? Certains praticiens utilisent déjà les deux moyens en association. Le docteur Jacques Ménétrier, créateur en France de la thérapeutique des oligo-éléments, m'écrivit en 1956 : « On peut considérer l'association eau de mer + catalyseurs comme une intervention de complémentaires sur le milieu organique. Il apparaît en effet de plus en plus que les échanges d'ions sont à la base de tous les phénomènes métaboliques. Or ces échanges dépendent à la fois du milieu électrolytique et de la circulation normale ou perturbée des ions. Dans l'ensemble des phénomènes électroniques ( acquisitions ou échanges d'ions en vue de constituer la matière organique ) les catalyseurs interviennent vraisemblablement comme échangeurs, et l'eau de mer comme milieu d'échange. Le caractère particulier de l'eau de mer... son affinité pour les oligoéléments, en font le milieu le plus adapté et le plus favorable à la vie, c'est-à-dire, pour moi, au processus naturel d'échange. » C'est aussi récemment qu'une méthode de pointe, en bénéficiant des travaux de Quinton qu'on révélait à ses pionniers, apporta une preuve nouvelle du bien-fondé de la loi dite de constance marine. À la fin de 1956, se tenait à Paris un congrès international de cellulothérapie, méthode d'injections de cellules fraîches créée par Niehans. Au cours des travaux, il fut suggéré aux cellulothérapeutes français, qui se servaient comme tous les autres d'un sérum physiologique en tant que support des cellules à injecter, d'essayer, au titre expérimental d'abord, l'eau de mer ramenée à l'isotonie. Les résultats furent tels que, rapidement, les praticiens français ne procédèrent plus autrement. Mais plutôt que de les commenter, je citerai une lettre du docteur Pierre Colinet, ancien directeur des services de Santé du Haut-Commissariat en Allemagne et ancien consultant de l'Organisation Mondiale de la Santé. « Avant d'employer l'eau de mer ramenée à l'isotonie comme élément de suspension, m'écrit le docteur Colinet en date du 10 mai 1960, nous utilisions le liquide de Locke-Ringer qui avait été choisi par Niehans et ses collaborateurs comme le sérum s'approchant le plus de la physiologie normale. Nous avons été amenés à utiliser le plasma de Quinton en raison des manifestations locales ( indurations, troubles de résorption, douleurs musculaires ) et des manifestations générales, état de choc immédiatement après l'injection ou dans la demi-heure qui suivait, et une élévation de température en dehors de tout élément infectieux, qui nous obligeait à garder les malades pratiquement une semaine entière, alors que maintenant, à de rares exceptions près, nous les conservons une cinquantaine d'heures. En outre, le plasma de Quinton permet la survie des cellules fraîches entre leur sortie de laboratoire et la demi-heure où les malades sont implantés... Pratiquement, depuis son emploi, nous avons éliminé tous nos ennuis majeurs ou mineurs. Cet apport est la contribution principale de notre centre à la cellulothérapie, et nous avons communiqué ce renseignement au cours des congrès internationaux à nos confrères allemands, hollandais et belges. » Arrêtons-nous un instant sur ce témoignage, car il est plein d'enseignement, quoi qu'on pense de la valeur de la cellulothérapie. Cette méthode employait donc comme support des cellules fraîches un sérum physiologique, soigneusement élaboré, « choisi comme s'approchant le plus de la physiologie normale ». Malgré cela, le traitement occasionnait des perturbations diverses, parfois importantes. Or, à partir du moment où l'eau de mer remplace le sérum artificiel, les troubles disparaissent comme par magie. Comment expliquer ce phénomène autrement que par la quasiidentité du milieu intérieur et de l'eau de mer, donc par la justesse de la loi de constance marine, car on ne voit guère comment cette identité peut s'expliquer autrement jusqu'à plus ample informé. L'expérience des cellulothérapeutes n'est-elle pas un écho fidèle de celles que Quinton et ses amis firent sur les chiens ? Pourtant, les vues de Quinton continuent à susciter des oppositions tenaces, sans qu'on tente d'ailleurs de dépasser la seule négation dénuée de tout argument. Par exemple, lors d'une intervention au XIe congrès de Thalassothérapie, le professeur portugais Mario Rosa déclara : « Point n'est besoin ( pour admettre la valeur thérapeutique de l'eau de mer ) de croire à cette loi de constance marine, formulée par Quinton, et qui n'est qu'une hypothèse, admise par les uns et rejetée par les autres... Aussi ne nous attarderons-nous pas à examiner cette identité ( eau de mer et sérum sanguin ) si discutée, soutenue avec beaucoup d'acharnement, mais peu de succès. » On aimerait que M. Rosa et ses pareils daignent opposer une bonne fois pour toutes de vrais arguments aux arguments de Quinton, justifiés par toutes les expérimentations. Le docteur Colinet notait aussi, dans cette lettre, une observation faite depuis le début : « Il semble que le plasma de Quinton, doué de cet antibiotisme polymorphe dont l'a qualifié le professeur L., s'oppose au développement de germes qui, malgré nos précautions d'asepsie, pourraient se glisser dans nos préparations au cours des diverses manipulations de laboratoire. » On est allé beaucoup plus loin dans ce dernier domaine. Dès 1936, l'Américain Zobell avait signalé le pouvoir antibiotique de l'eau de mer. Mais c'est essentiellement les expérimentations de trois savants français qui en ont apporté la preuve définitive. Heim de Balzac, Bertozzi et Goudin étudièrent, en 1946, le pouvoir antibiotique des eaux de mer sur les germes d'origine entérique déversés par les affluents pollués, et leurs travaux firent l'objet, en 1952, d'une communication du professeur Tanon à l'Académie de médecine. Un médecin français, le regretté Georges de La Farge, organisateur et secrétaire général du Xe congrès international de Thalassothérapie qui se tint à Cannes en 1957, eut l'idée d'expérimenter cliniquement ce pouvoir antibiotique. Après des mois de travail, et des résultats probants obtenus déjà dans plusieurs indications, colibacillose, rhumatismes inflammatoires, psoriasis, sénescence, de La Farge dit sa conviction que l'eau de mer constitue un antibiotique idéal dont la généralisation aurait des conséquences incalculables. Dans sa technique d'injections, de La Farge se servait d'eau de mer fraîche. D'après lui, trois jours après avoir été captée, l'eau de mer garde encore les propriétés mises en valeur par Quinton, mais a perdu son pouvoir antibiotique, affirmation contredite, en partie du moins, par l'observation de Colinet. De plus, le médecin cannois employait l'eau de mer pure, donc hypertonique, mais à des doses assez faibles : il commençait par une injection de 10 cm3, puis augmentait jusqu'à 20 ou 25 avec injection tous les deux jours. La durée de la cure était d'un mois environ. Ce praticien fait ( ou souligne, car je ne sais s'il en est l'auteur ) une constatation, d'une portée qui donne à réfléchir, si elle est exacte : l'eau: de mer n'est bactéricide que par rapport aux bactéries pathogènes, c'est-à-dire qui sont nuisibles aux organismes vivants les plus élevés. Car la mer n'est pas bactéricide en soi, puisqu'elle contient une grosse quantité de bactéries non pathogènes. Mais il serait impossible d'y cultiver des cultures microbiennes nuisibles à ces organismes. On aperçoit la conséquence de cette observation si sa justesse était confirmée. Après une période d'engouement pour les antibiotiques, le monde médical commence à se poser bien des questions à leur sujet. L'agent microbien se transforme ou s'adapte, il faut constamment créer des antibiotiques nouveaux, c'est un jeu de cache-cache dont on voit trop bien quel sera le gagnant. D'autre part, l'antibiotique ne pratique pas l'esprit de discrimination, il s'attaque indifféremment à l'agent pathogène et aussi à des micro-organismes indispensables. L'utilisation de l'eau de mer comme antibiotique présenterait un double avantage : l'agent pathogène ne pourrait y survivre, c'est essentiellement que les deux facteurs seraient irréductiblement antagonistes; et l'eau de mer respecte, favorise même, dans l'organisme, toute cette vie microbienne bienfaisante endommagée par les antibiotiques. En avril I960, à la suite d'un compte rendu de l'Académie des sciences, la presse relatait les travaux d'un médecin de l'armée, détaché à l'institut Pasteur, le docteur Paul Le Gac. Dans le service des rickettsies ( sortes de virus ) dirigé par Paul Giroud, le docteur Le Gac a mis au point une méthode avec laquelle il obtient de beaux résultats dans le traitement d'une maladie jusqu'ici incurable, la sclérose en plaques. Dans une première phase, on utilise des antibiotiques dits à large spectre, comme l'auréomycine, la tifomycine et la terramycine. Ensuite, il convient de drainer les déchets qui encrassent vaisseaux et capillaires, ce qui est obtenu grâce à des bains d'algues d'assez longue durée. Enfin, le traitement s'achève par une cure de plasma de Quinton. Le rôle de l'eau de mer est donc ici moins important, mais il était intéressant de signaler qu'il a sa place, dans une méthode aussi nouvelle, et surtout que le travail du docteur Le Gac utilise en complémentarité les données de Pasteur et celles de Quinton. C'est peut-être en matière de cancérologie que les travaux de Quinton peuvent apporter un éclairage nouveau. Au moment même où la fusée russe alunissait, une réunion internationale, groupant les plus éminents spécialistes du monde entier, avait lieu à Tel-Aviv. Ces savants n'avaient pas pour ambition de confronter les thérapeutiques, mais simplement d'étudier l'origine de la maladie. Or voici la façon dont Médicus, dans France-Soir, annonça le conclave : « Il est honnête de reconnaître que la conférence se déroulera dans la plus grande confusion intellectuelle. Plus les faits s'accumulent, plus les moyens d'investigation s'amplifient, et moins la solution du problème se manifeste... La vérité, c'est que rien n'est encore certain. Il n'est jusqu'aux notions réputées les plus solides qui ne soient actuellement attaquées. » Comment tant de science, de moyens puissants mis en œuvre, peuvent-ils aboutir à une telle incertitude ? N'est-ce pas un paradoxe que l'homme puisse désormais envoyer un projectile sur la lune, et ignore encore l'étiologie du cancer ? Ne seraitce pas, comme le pense le savant allemand Waarburg, que l'on a délaissé un aspect capital du problème en s'obstinant à rechercher un virus, qui existe probablement, mais ne peut se développer que sur une perturbation préalable du terrain ? Avec Quinton, le projecteur peut être braqué sous cet angle. Il ne s'agit plus de localiser un virus, il ne s'agit pas non plus de s'en tenir à la déchéance de la cellule. La vie cellulaire dépend du milieu intérieur, c'est donc dans un déséquilibre du milieu intérieur que l'on doit déceler le principe de l'anarchie cellulaire. Dans son ouvrage paru en 1907, le docteur Robert-Simon consacre un passage au cancer. « Le premier essai fut impressionnant, écrit-il, et pendant quelques jours notre scepticisme fut soumis à une rude épreuve », ce qui souligne bien le caractère désespéré de la tentative. Il s'agissait en effet d'une malade présentant un cancer de l'utérus généralisé au vagin, à la vessie et au périmètre, sur laquelle tous les traitements avaient été essayés sans amélioration aucune, et qui devait succomber vers la sixième semaine environ. Or, pendant les cinq premières semaines, les douleurs furent complètement abolies, au point que la malade cessa l'usage de la morphine, se remit à manger et à dormir, perdit son teint cachectique et reprit des couleurs. « Nous assistions stupéfaits à cette apparente résurrection, dit le médecin. Mais après cinq semaines, tout ce mirage s'évanouit, et en huit jours la malade déclinait et mourait à la date que nous avions prévue. » Robert-Simon fit la même observation à deux reprises, dans des cas aussi désespérés. C'est pourquoi il conclut : « Qu'adviendrait-il dès lors d'un cancer pris tout au début ? » D'ailleurs, il cite le cas d'une malade opérée d'un cancer au sein, en pleine récidive dans les ganglions de l'aisselle et du cou, avec œdème douloureux du bras. Grâce au traitement marin, le volume des ganglions diminua, l'œdème du bras disparut, puis l'état redevint peu à peu normal. La question reste donc posée, et appelle de nouvelles recherches, disait Robert-Simon en 1907. Malheureusement, ces recherches ne furent pas faites, ou du moins je n'en ai trouvé aucune trace jusqu'ici. En injectant de l'eau de mer ramenée à l'isotonie dans des cas de cancer, Robert-Simon obéissait donc à la loi de constance marine. Or, la deuxième loi de Quinton nous apprend que la vie cellulaire n'est pas soumise seulement à des conditions thermiques. Et c'est dans une expérimentation très récente qu'il faut chercher le complément de la thérapeutique utilisée par le Français. On connaît la célèbre expérience de Pasteur, prouvant déjà que l'hyperthermie, c'est-à-dire l'élévation de la température interne, constitue un facteur de guérison. Pasteur prend des poulets, qui sont naturellement réfractaires à la maladie du charbon, leur inocule des bacilles, plonge leurs pattes dans l'eau froide, ce qui fait tomber la température de 42 ° à 37 ° : peu de temps après, les poulets contractent la maladie et meurent. Mais si l'on prend l'animal déjà malade, et qu'on le place dans une cabine surchauffée après l'avoir enveloppé dans une couverture, il est complètement rétabli quelques heures plus tard, le bacille charbonneux a disparu de son sang. Pasteur prouve ainsi que le microbe est peu de chose lorque le terrain se trouve en état de résistance, et ceci malgré un agent particulièrement virulent. Plus tard, Jolyet refit une expérience analogue, mais encore plus probante; il prouva que le lapin, qui succombe rapidement à l'inoculation du charbon puisqu'il n'est pas réfractaire à cette maladie, la supporte sans inconvénient si l'on élève artificiellement à 42 ou 43 ° sa température, qui est naturellement de 39 ° . Un Allemand, le professeur Henri Lampert, rapprocha de l'expérience faite par Pasteur sur les poulets un certain nombre d'observations. Les Japonais, qui usent abondamment de bains chauds, ne présentent qu'un chiffre très bas de cancers dans les statistiques, vingt fois moins que les chiffres courants. Pendant la dernière guerre, Lampert se guérit d'une fièvre typhoïde en utilisant des bains hypercaloriques. Sur le front russe, il vint à bout, grâce à ce moyen, d'une épidémie de la même maladie : il faisait prendre aux soldats des bains à 43 ° . Avec un autre Allemand, le professeur Goetze, Lampert essaya de traiter des cancers superficiels, puis ils étendirent la méthode à d'autres cancers. La technique consiste à placer le malade dans un bain à 36 ° , et à élever progressivement la température du liquide jusqu'à 42 ° , le cœur étant constamment surveillé car le bain dure très longtemps. Peu à peu, la température du patient s'élève. Pour expliquer les résultats obtenus, Lampert et Goetze déclarent : « Lorsque la température du corps est portée artificiellement à 39 ° , la cellule maligne commence à dépérir, et à 42 ° , elle périt; par contre, la cellule saine supporte aisément une température interne de 43 ° , et elle n'est en danger qu'aux environs de 45 ° . » Quelle que soit la valeur de l'hypothèse, il est saisissant de constater que, dans l'expérimentation, Lampert et Goetze retombent exactement sur le chiffre mis en évidence par Quinton, comme étant celui où la vie put faire son apparition et quelle tend à conserver pour maintenir son haut fonctionnement cellulaire. Les observations de Robert-Simon et des deux Allemands se complètent heureusement sous la lumière des grandes lois de constance marine et thermique. Le Français s'est préoccupé uniquement de la recharge minérale, tandis que les Allemands n'ont envisagé que le facteur thermique. Or la cellule, par l'intermédiaire du milieu intérieur, est soumise à ces deux conditions minérale et thermique. Il serait donc souhaitable d'expérimenter, en matière de cancer, ces deux moyens si étroitement complémentaires. Mais le traitement doit être surveillé par un médecin. Il est possible qu'en obtenant, avec l'injection d'eau de mer, la recharge minérale, il ne soit plus nécessaire d'utiliser d'aussi hautes températures de bain, une simple relance thermique suffisant alors, et le danger d'accidents cardiaques disparaissant ainsi. Mais deux écueils sont à redouter n'importe comment : la rupture de gros vaisseaux par suite de la chute brutale de la tumeur, ou une toxémie avec myocardite par suite de la résorption massive des toxines dues à la destruction tumorale. Chapitre XIII René Quinton lègue aux générations prochaines une œuvre, un exemple, une leçon. Paul Painlevé. En commençant mon travail, j éprouvais une crainte. La vie de Quinton s'inscrit en traits de feu, comme une chanson de geste moderne. La tentation était grande, ou plutôt le péril, de dévier vers la biographie, alors que j'avais depuis longtemps tracé les contours du sujet auquel je voulais me limiter. Une vie de Quinton reste à écrire. Elle nous révélera un homme comme il en fut peu dans l'histoire. A côté du savant qui marque de son empreinte plusieurs domaines parmi les plus importants, du thérapeute génial, du pionnier en France de l'aviation et du vol à voile, il faudra encore étudier le moraliste dont chaque maxime a l'éclat d'un diamant bien taillé, l'épistolier qui prendra place parmi les quatre ou cinq premiers de notre langue, du philosophe dont l'œuvre reste encore inédite. Mais il fallait commencer par ce qui est d'urgence, son apport aux sciences naturelles et biologiques. Nous n'avons que trop tardé à le faire. Il y a cinq ans, Roger Heim, directeur du Muséum, publiait un grand article dont l'importance est indiquée par le titre : « Berceau de l'humanité, l'Océan sera-t-il son tombeau ? » Appuyé sur de solides références, l'auteur montrait les multiples aspects du rôle que joue la mer dans la transmission en chaîne des phénomènes de radio-activité, il évoquait ensuite le même péril consécutif à l'immersion de déchets atomiques dans les profondeurs marines. « L'Océan mérite d'être protégé également parce qu'il appartient à notre vie, à son origine, qu'il en a été le sanctuaire d'où a jailli l'étincelle première, concluait Roger Heim. Il demeure à nos yeux le milieu sacré et pur que ne contaminait jamais jusqu'ici aucun germe vivant homicide. Il était resté la source intacte de la vie des hommes. Laissons-lui son sens et son rôle. Ne jetons pas de l'eau croupie dans nos fonts baptismaux. Ne faisons pas de l'océan un cloaque. » Ces belles images prennent un sens rigoureusement scientifique quand on connaît les travaux de Quinton. Oui, il aura fallu que l'homme, dans une inspiration vraiment diabolique, commence à polluer cette source intacte de vie, cette gigantesque masse liquide semblable au sang qui coule dans nos veines, et qu'il puisse le faire précisément grâce aux éléments de vie intense qu'elle recèle en ses profondeurs. Et il faut accuser non pas la malfaisance, mais l'ignorance : l'instinct de conservation de l'espèce se serait insurgé devant une telle profanation si nous en avions envisagé les conséquences. Or il est indéniable que si, parallèlement à l'évolution des recherches atomiques, les lois de Quinton étaient entrées dans l'enseignement officiel, jamais une telle folie, qui équivaudra si on la prolonge à un début de suicide collectif d'après Roger Heim, n'eût été seulement pensable. Il est urgent de réparer un oubli aussi monstrueux, ce n'est pas un acte de justice, mais d'utilité publique la plus évidente. Ne laissons pas plus longtemps quelques vulgarisateurs nous donner une caricature de la théorie marine, comme Rachel Carson quand elle écrit, sans même citer le savant français dans son imposante biographie : « Quand ils avaient quitté la mer, les animaux venus s'adapter à la vie terrestre avaient emporté un élément de leur premier milieu, que leurs enfants transmirent à leurs enfants et qui relie encore tous les animaux du sol à la vie marine... chacun de nous porte en ses veines un fluide salé, qui combine le sodium, le potassium et le calcium dans presque la même proportion que l'eau de mer. Cet héritage remonte au jour, vieux de nous ne savons combien de millions d'années, où un lointain ancêtre, passé de l'état unicellulaire à l'état pluricellulaire, élabora un système circulatoire constitué par de la simple eau de mer. » On peut lire cent passages de ce genre, et il n'y en a d'ailleurs même pas dix dans la littérature de diffusion scientifique contemporaine, sans soupçonner un seul instant, à travers ce vague reflet de la théorie marine, la portée considérable de celle-ci et ses prolongements dans beaucoup de domaines à peine explorés et qu'elle éclaire. La période d'oubli dont les travaux de Quinton ont été victimes semble due, en grande partie, à la première guerre mondiale où la jeune génération du corps médical avait été rudement touchée. Il est en effet saisissant de consulter la bibliographie. J'ai indiqué que Jean Jarricot relève cent cinquante titres de communications importantes et d'ouvrages, dont plusieurs thèses pour le doctorat en médecine, avant 1914. Encore n'est-il guère informé que pour la France. Et ensuite, de 1919 à 1956, on ne trouve pour ainsi dire rien à part le livre du docteur Jarricot. La personnalité de Quinton explique aussi, en second lieu, cette phase de purgatoire d'ailleurs prévue par lui. A partir de 1908, il a détourné une grande partie de ses efforts de ses travaux scientifiques, pour se consacrer au développement de l'aéronautique en France. En 1918, quand il revient de la guerre après avoir été blessé plusieurs fois, Quinton se passionne pour des recherches sur l'indice céphalique, et se lance dans une action d'envergure en faveur du vol à voile. Pour lui, c'est l'expérimentation du sansmoteur qui permettra d'affiner les lignes et de trouver le profil de cet avion futur qu'il pressent. N'oublions pas qu'à l'époque, le biplan est encore fabriqué par de grands constructeurs comme Bréguet. Ce surmenage continuel, qui s'ajoute aux séquelles des blessures de guerre, use prématurément Quinton malgré sa constitution extrêmement robuste. Au début de juillet 1925, alors qu'il se trouve à Grasse pour se reposer, on le réclame d'urgence à Paris car lui seul est capable de dominer une crise très grave qui vient d'éclater au sein de la Ligue aéronautique. Il revient précipitamment malgré les inquiétudes de son entourage, dénoue en effet la crise, mais doit aussitôt s'aliter et meurt d'une angine de poitrine le 9 juillet, à cinquante-neuf ans. Quinton avait la certitude que son œuvre ne serait pas oubliée, sinon de façon provisoire. Il avait vu juste, puisque nous la redécouvrons aujourd'hui. Marquons les principales étapes de cette redécouverte. En août 1956, dans une revue mensuelle à grand tirage, je publiai un article sur la thérapeutique marine de Quinton, en faisant allusion à ses expériences sur les chiens. A la fin de l'année, je fis paraître un ouvrage dans lequel des passages étendus étaient consacrés à la théorie marine. Et dès sa publication, je pus faire à la Maison des Médecins, devant une centaine de praticiens, une conférence sur Quinton. En avril 1957, le docteur de La Farge ouvrait le Xe Congrès International de Thalassothérapie, à Cannes, par un Eloge de René Quinton, affirmant à son tour qu'il fallait le situer entre Claude Bernard et Alexis Cartel, au même niveau d'importance. Peu de temps après un jeune médecin, Paul Lacaze, ayant choisi comme sujet de thèse la cure marine, consacrait la première partie de son exposé à une étude substantielle des travaux de Quinton. En mai 1958 avait lieu la cérémonie commémorant le cinquantenaire du premier dispensaire Quinton. Après que le docteur Aujaleu, directeur de la Santé publique, ait lu un discours du ministre René Pléven, le professeur Joannon, titulaire de la chaire de Médecine préventive et d'Hygiène à la Faculté de Paris, rendit hommage à la mémoire du savant et souligna l'importance de son œuvre. « Nous sommes réunis pour admirer, avec le recul d'un demisiècle, la vie et l'œuvre de René Quinton, déclara-t-il en commençant. La grande confrérie médicale s'ouvre à lui. La médecine l'adopte. Son existence, nous la faisons volontiers entrer dans l'histoire de la médecine... L'artiste que fut René Quinton importe surtout au passé de la médecine, le savant qu'il fut importe surtout à l'avenir de la médecine. » « Que l'exemple de René Quinton est salutaire pour nous, pour tous ceux qui derrière lui, essaient de continuer cet élan! continua le professeur Joannon. Nous avons à combattre le sectarisme et à peiner pour l'enrichissement et l'élargissement de la médecine sans parti pris d'école... Nous voulons que la médecine du grand nombre contienne tout ce qui est reconnu efficace, après enquête impartiale. Cette cérémonie n'a rien de platonique ni d'épisodique. Elle s'inscrit dans une ample campagne sanitaire. René Quinton, la bataille continue! Notre effort et le vôtre ne font qu'un. » Au même moment, un chercheur français dont les écrits sont bien connus d'une élite internationale, le docteur Jacques Ménétrier, publiait un ouvrage dans lequel il établissait un pont entre les conceptions de Carrel et celles de Schrôdinger. Et ce précurseur de la médecine électronique rendait ainsi hommage au savant : « Quinton, à une époque où nos actuelles connaissances physiques et mathématiques netaient qu'ébauchées, où des hommes comme Le Bon passaient pour des illuminés, a établi les relations probables entre le milieu marin et la vie. Les lois de constance thermique, de constance osmotique, de constance marine, s'ajoutant à ses brillantes expériences sur le milieu organique, sur les globules blancs, et à ses recherches sur les oligoéléments, ouvrent encore la voie au problème fondamental des états de la matière et des fonctions catalytiques. » En décembre 1959, M. Ortigao de Burnay, chevalier de la Légion d'honneur pour services rendus à la France et secrétaire général du XIe Congrès International de Thalassothérapie qui se tint ensuite à Estoril, au Portugal, écrivait au président de la République française : « ... Cette conjonction me paraîtrait offrir une occasion exceptionnelle de redécouvrir l'œuvre et la personnalité de René Quinton, suivant l'expression de son plus récent commentateur, M. André Mahé. Cet homme de science, comme nos grands navigateurs et comme les savants qui leur ont frayé la voie, n'at-il pas contribué à renouveler notre connaissance des océans et de leur utilité ?... Dans cet esprit, le meilleur hommage que nous puissions rendre à la mémoire du grand Français que fut René Quinton serait, je le pense, de reprendre, en les actualisant par des moyens dont il ne disposait guère, ses fameuses expériences sur l'eau de mer et ses effets biologiques et médicaux, dans une série de recherches entreprises en laboratoire et à l'hôpital par des savants français et portugais travaillant une fois de plus en étroite collaboration... Je souhaiterais que cette suggestion, qui raccourcirait les cinquante ans de purgatoire prévus par le savant, méritât de retenir votre haute approbation et qu'elle pût être honorée de votre patronage. » Le congrès d'Estoril permit d'établir déjà une liaison au niveau européen. Des chercheurs étrangers, que leurs travaux sur le milieu marin avaient remis sur la piste de Quinton, établirent des liens avec l'association qui a pour but de faire connaître les multiples aspects de sa pensée scientifique. Enfin, et ce n'est peut-être pas le jalon le moins important de cette redécouverte, tout au moins dans le domaine médical, de jeunes médecins qui ont à peine dépassé la trentaine classent les travaux de Quinton parmi leurs plus hautes références, et veulent reprendre systématiquement ses expérimentations jadis célèbres. Mais la tâche est loin d'être terminée. Que René Quinton soit désormais cité dans chaque article et dans chaque ouvrage consacré à la cure marine, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Nous voulons savoir si les plus illustres de ses contemporains '‘avaient raison en le considérant comme l'égal de Darwin dans le domaine des sciences naturelles, de Pasteur en matière de thérapeutique, de Claude Bernard par sa définition du milieu intérieur. Nous voulons savoir si ses travaux constituent bien l'apport décisif à la contradiction entropique révélée par la physique moderne, car cette conception mise en valeur par Schrôdinger peut orienter toute la nouvelle phase de notre devenir. Peu importent les causes qui ont presque fait oublier l'œuvre du savant pendant deux générations. Cette œuvre vient à nous comme une énorme lame de fond qui surgit des profondeurs à la surface de l'actualité. Le professeur Joannon l'a bien vu : René Quinton appartient à notre avenir. Il appartient déjà à notre présent. L'oubli qui a enveloppé, et peut-être protégé son œuvre, ne pouvait être que provisoire. Cet immense gisant n'était pas immobile pour l'éternité, il sommeillait en attendant son heure. Bibliographie Les deux principaux ouvrages sont : L'Eau de mer, milieu organique, par René Quinton ( Masson, éditeur, 1905, nouvelle édition en 1912 ); Le Dispensaire marin ( Masson, éditeur, 1921 ). Bibliographie sommaire Avant 1914. Amyot : Traitement des entérites chroniques par les injections souscutanées d'eau de mer. Thèse de Paris, 1912. Arnulphy : La Thérapeutique marine et l'Homéopathie, dans Le Propagateur de l'Homéopathie, 31 août 1912. Fournel : Les injections sous-cutanés de sérum marin dans le traitement de la tuberculose. Académie de Médecine, 23 mai 1905. Fumoux : L'eau de mer dans la tuberculose pulmonaire. Thèse de Paris, 1907. Hallion : Injections intraveineuses d'eau de mer comparées aux injections de sérum artificiel. C. R. S. Biologie, 9 octobre 1897. Hallion et Carrion : Le sérum physiologique, avantages du sérum, marin. Archives générales de médecine, 1905. JACQUOT : Thalassothérapie. Les injections sous-cutanées d'eau de mer dans le traitement des maladies mentales. Thèse de Paris, 1905. Lachaize : De l'eau de mer et du sérum artificiel chez le nouveauné. Thèse de Paris, 1905. O'Followel : L'eau de mer dans l'athrepsie des nouveaux-nés et les débilités en général. Congrès de climatothérapie, 1905. PLANTIER : Traitement de la paralysie alcoolique par la Quintonisation, dans Bulletin de la société médicale de la Drôme et de l'Ardèche, octobre 1908. — Traitement de l'incontinence essentielle d'urine par la Quintonisation, ibid., mars 1911. Quinton : L'eau de mer, milieu organique. Masson, 1905 et 1912. Diverses communications. Quinton et Gastou, Quinton et Julia, Quinton et Lachaize, Quinton et Potocki, Quinton et Robert-Simon, Quinton et Variot. Diverses communications. Robert-Simon : Applications thérapeutiques de l'eau de mer, 1907. Wassermann : De l'eau de mer dans la tuberculose pulmonaire et dans la gastro-entérite infantile. Thèse de Montpellier, 1908. 1919-1939. Jarricot ( Jean ) : Le dispensaire marin. Masson, 1921. Depuis 1945. Divers auteurs : Cinquantenaire du Dispensaire marin. Mai 1958. Burnay ( Ortigao de ) : XIe Congrès international de Thalassothérapie. Estoril, Portugal, I960. Farge ( de la ) : Éloge de René Quinton. Xe Congrès international de Thalassothérapie, 1957. — La santé par la mer. Vigot, éd., 1961. Lacaze : Thalassothérapie. Thèse, Toulouse, 1959- MahÉ ( André ) : Ma cure de rajeunissement. Éditions du Seuil, 1956. Mauron ( Marie ) : La Mer qui guérit. Éditions du Seuil, 1957. ACHEVÉ d'imprimer sur LES PRESSES D'AUBIN LIGUGÉ ( VIENNE ) LE 15 MAI 1962 D. L., 2-1962. — Éditeur, n ° 808. — Imprimeur, n ° 2.781. Imprimé en France.